Empires continentaux et empires coloniaux au début du XXème siècle
Au tournant du XXe siècle, le monde est dominé par de vastes ensembles impériaux qui structurent l’espace politique, social et culturel à une échelle globale. Ces empires, qu’ils soient continentaux – implantés au cœur du continent européen comme les empires austro-hongrois, russe ou ottoman – ou coloniaux – à projection mondiale comme ceux du Royaume-Uni, de la France ou des Pays-Bas – constituent des formes d’organisation politique hétérogènes, composites et hiérarchisées. Ils rassemblent sous une autorité centrale des populations diverses, souvent éloignées culturellement, linguistiquement et historiquement, entretenant des rapports inégaux de domination et de dépendance.
Cette étude se concentre sur les empires continentaux européens, tout en les situant dans une dynamique plus large de rivalité et de coexistence avec les empires coloniaux. Ce double éclairage permet d’interroger les logiques de pouvoir à l’intérieur de ces formations impériales, mais aussi les tensions internes qui les traversent, en particulier celles liées à la pluralité ethnique, linguistique et nationale. En effet, ces empires ne sont pas des entités homogènes : ils sont constitués de groupes culturels, religieux et linguistiques variés, souvent classés sous la catégorie générique de « minorités », mais qui, dans de nombreux cas, se définissent ou sont définis comme des « nationalités ».
L’enjeu central de notre réflexion porte ainsi sur cette notion de nationalité, entendue non comme une catégorie juridique figée, mais comme une construction sociale et politique située. Nous la considérons comme un nom de groupe forgé dans le contexte impérial de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, mobilisé par les acteurs eux-mêmes pour désigner, revendiquer ou contester des appartenances collectives. La nationalité n’est donc pas un donné objectif, mais une production historique, évolutive et instrumentalisée, qui prend une acuité particulière dans le cadre des empires continentaux européens, où elle devient un facteur structurant de tensions, de mobilisations, voire de désintégration.
C’est dans cette perspective que nous analyserons la configuration des empires continentaux au début du XXe siècle, en mettant en lumière les rapports entre pouvoir impérial et revendications nationales, ainsi que les modalités selon lesquelles ces nationalités émergent, se transforment et parfois s’opposent au cadre impérial qui les englobe.
Deux types d’Empires
Au début du XXe siècle, il est possible de distinguer deux grandes catégories d’empires, non pas opposées de manière absolue, mais caractérisées par des dynamiques politiques, territoriales et administratives distinctes. D’un côté, les empires continentaux, enracinés au cœur du continent européen, se présentent comme des formations politiques vastes, multiethniques et centralisées autour d’un pouvoir impérial, mais dotées d’une structure interne relativement souple. De l’autre, les empires coloniaux d’outre-mer, souvent dirigés depuis des métropoles européennes, s’étendent sur plusieurs continents et s’articulent autour de rapports de domination coloniale explicites.
Les empires continentaux – à l’image de l’Empire austro-hongrois, de l’Empire russe ou de l’Empire ottoman – ne sont ni des États-nations centralisés au sens moderne du terme, ni des confédérations d’entités égales. Ils reposent sur une concentration du pouvoir dans un centre impérial, mais laissent place à une certaine hétérogénéité institutionnelle, juridique et culturelle. Ces entités politiques tolèrent, voire organisent, des formes différenciées de gouvernance selon les territoires, les peuples ou les statuts historiques. Cette souplesse n’implique toutefois pas une égalité entre les différentes composantes : bien que certaines régions puissent disposer d’une large autonomie, le pouvoir central conserve toujours la prérogative de fixer les orientations générales de l’Empire.
Il convient de bien distinguer ces formations des confédérations au sens strict, telles que la Confédération suisse, où le principe d’égalité entre les membres constitue le fondement de l’architecture politique. Dans une confédération, même si des déséquilibres existent de fait entre entités plus ou moins peuplées ou influentes, le droit formel repose sur une équivalence statutaire entre les membres. Les empires continentaux, en revanche, s’appuient sur une hiérarchie explicite des peuples, des territoires et des droits, et sur un lien de sujétion ou de fidélité à un souverain ou une dynastie impériale.
C’est cette nature composite, ni totalement centralisée ni fédérale, qui rend les empires continentaux particulièrement sensibles aux tensions internes, notamment à celles engendrées par les revendications nationales des populations soumises à leur autorité.
Les empires continentaux : structures de domination et dynamiques de compromis
Les empires continentaux reposent sur une architecture politique hiérarchisée, dans laquelle un centre impérial exerce une autorité prépondérante sur un ensemble de territoires et de populations culturellement, linguistiquement et parfois religieusement hétérogènes. Cette centralité n’est pas seulement géographique ou administrative : elle s’incarne dans un groupe ethnico-culturel dominant, généralement porteur du pouvoir souverain, surreprésenté dans les structures de commandement – bureaucratie, armée, justice – et jouissant de privilèges institutionnels ou symboliques. Dans cette configuration, les autres groupes sont situés sur des degrés variables de subordination, parfois atténués par des formes de reconnaissance ou de coopération locale.
Il ne s’agit toutefois pas d’un schéma strictement binaire opposant un peuple dominant à des masses homogènes dominées. Les empires continentaux fonctionnent selon une logique complexe de stratification, mêlant hiérarchies rigides et arrangements pragmatiques. Des compromis peuvent être conclus avec des élites locales ou régionales, auxquelles est déléguée une partie du pouvoir en échange de loyauté, de coopération fiscale ou militaire. Ce jeu d’équilibres, souvent instable, confère aux empires une plasticité institutionnelle qui leur permet de durer malgré des tensions internes latentes.
L’exemple de l’Empire ottoman illustre cette ambivalence. À son apogée, au XVIe siècle, l’Empire étendait son influence jusqu’aux portes de Vienne, et reposait sur un système fiscal impérial intégré qui s’appliquait à l’ensemble de ses sujets. Toutefois, la centralisation n’était jamais totale : de nombreuses provinces étaient administrées par des gouverneurs ou des princes locaux, disposant d’une large autonomie dans la gestion quotidienne, dans le respect de l’ordre impérial. La capitale, Constantinople, bien que lointaine pour certaines périphéries, conservait son rôle de centre politique et religieux, entretenant des rapports réguliers – parfois formels, parfois clientélaires – avec les marges de l’Empire.
Cette configuration impériale, à la fois structure de domination et mécanisme d’intégration différenciée, constitue la norme politique en Europe jusqu’au XXe siècle. L’État-nation centralisé, homogène et souverain, tel qu’il se développe en France ou dans les idéaux du nationalisme libéral, demeure une exception historique, plutôt qu’un modèle généralisé. Comprendre les empires continentaux, c’est donc saisir la logique dominante des formes de pouvoir en Europe moderne, où la relation entre centre et périphérie repose sur une combinaison d’autorité centrale affirmée et d’autonomies locales encadrées.
Même si le pouvoir se diffuse de manière inégale, il existe toujours une claire identification du centre impérial et du groupe dirigeant, dont la prééminence structure la vie politique, militaire et symbolique de l’ensemble impérial.
Les empires coloniaux : expansion, domination et globalisation des rivalités
Les empires coloniaux, à l’image des empires français, britannique, portugais, allemand ou néerlandais, se caractérisent par une structuration fondée sur la distinction géographique entre une métropole européenne et des possessions territoriales outre-mer. Ces empires s’étendent sur plusieurs continents, souvent très éloignés du centre de pouvoir, mais ils demeurent étroitement contrôlés depuis la capitale métropolitaine. Contrairement aux empires continentaux fondés sur une continuité spatiale, les empires coloniaux reposent sur une discontinuité territoriale, ce qui renforce le rôle des instruments de domination administrative, militaire et économique pour maintenir l’autorité impériale à distance.
Les rapports de pouvoir au sein des empires coloniaux sont généralement plus rigides et autoritaires que dans les empires continentaux. La subordination des peuples colonisés y est souvent plus marquée, légitimée par des idéologies raciales et civilisatrices, et inscrite dans des dispositifs juridiques discriminatoires. Toutefois, ce schéma de domination n’est pas exempt de nuances : certains territoires coloniaux ont progressivement obtenu des formes d’autonomie, voire d’autogouvernement, avant d’accéder à l’indépendance. Ce processus ne passe pas uniquement par des insurrections ou des guerres de libération, mais aussi par des dynamiques internes à l’empire, faites de négociations, de réformes institutionnelles et de pressions politiques locales.
L’exemple des treize colonies britanniques d’Amérique du Nord, qui proclament leur indépendance en 1776, illustre l’émergence précoce de révoltes anticoloniales. Cette révolution américaine, antérieure à la Révolution française, constitue l’un des premiers cas de contestation victorieuse de l’ordre impérial colonial. Elle signale que les revendications d’autonomie et d’indépendance peuvent surgir au sein même des structures impériales, et qu’elles s’inscrivent dans une histoire longue des contestations de l’ordre colonial.
Dans les empires continentaux également, des formes d’autodétermination régionales apparaissent au XIXe siècle. Après les révolutions de 1848 – sévèrement réprimées mais historiquement fécondes – les empires austro-hongrois, russe et ottoman expérimentent diverses tentatives d’intégration ou de reconnaissance des nationalités. Ces révolutions ont constitué un moment fondateur de l’imaginaire nationaliste européen, dont les effets se prolongent dans les processus d’unification allemande et italienne. L’accomplissement partiel des idéaux de 1848 dans ces cas inspire d’autres groupes nationaux, qui y voient la possibilité de transformer les empires multinationaux en États-nations autonomes.
Malgré ces tensions, les empires – qu’ils soient coloniaux ou continentaux – demeurent jusqu’à la Première Guerre mondiale les principales formes d’organisation politique à l’échelle mondiale. Leur caractère multiethnique, multilingue et hiérarchisé en fait des réalités politiques durables, capables d’intégrer des différences internes tout en projetant leur puissance au-delà de leurs frontières.
La Première Guerre mondiale marque un tournant décisif. Si les discours de mobilisation font largement appel à des rhétoriques nationalistes, la guerre elle-même peut être interprétée comme un conflit interimpérial, opposant des ensembles politiques vastes et composites. Elle engage les métropoles, mais aussi leurs possessions d’outre-mer, mobilisées comme réserves humaines, économiques et logistiques dans un affrontement de portée planétaire. Dès lors, il est pleinement justifié de qualifier ce conflit de guerre mondiale, non seulement en raison de son extension géographique, mais aussi parce qu’il cristallise des intérêts impériaux globaux et qu’il révèle les fragilités des structures impériales dans un monde en mutation.
Le cas de l’Empire allemand : entre État-nation et forme impériale
L’Empire allemand, proclamé en 1871 à l’issue de l’unification dirigée par la Prusse, constitue un objet politique hybride, situé à l’intersection de deux logiques : celle de l’État-nation et celle de l’empire. Officiellement désigné comme Deutsches Reich, il rassemble une majorité de populations germanophones, ce qui alimente une identité nationale en voie de consolidation. Toutefois, il inclut également plusieurs minorités non germaniques, telles que les Polonais à l’Est, les Danois au Schleswig, ou encore les Alsaciens et Mosellans après l’annexion de 1871. Ces groupes sont perçus comme des marges culturelles au sein d’un ensemble national en construction, et deviennent l’objet de politiques de germanisation plus ou moins intensives selon les contextes.
Du point de vue institutionnel, l’Empire allemand repose sur une architecture fédérative, héritée des traditions politiques de l’Allemagne fragmentée du XIXe siècle. Il résulte d’un accord entre plusieurs entités souveraines – royaumes, grands-duchés, principautés – qui choisissent volontairement de se regrouper sous l’égide de la couronne prussienne. Bien que ce système puisse être qualifié juridiquement de fédération, voire de confédération à ses débuts, la prédominance de la Prusse – tant démographique que militaire et diplomatique – impose une hiérarchie claire au sein du Reich. Berlin concentre l’essentiel du pouvoir décisionnel, et la figure de l’Empereur (Kaiser), qui est aussi roi de Prusse, symbolise cette centralisation partielle dans un cadre fédéral.
Sur le plan idéologique, l’Empire allemand oscille entre une volonté de construction nationale homogène et la reconnaissance implicite de sa nature composite. Cette tension se traduit notamment par la mise en œuvre de politiques d’uniformisation linguistique et culturelle – en particulier à l’égard des populations polonaises – tout en maintenant des formes de reconnaissance partielle des spécificités régionales. Ce caractère ambivalent, à la fois nationalisant et impérial, rapproche l’Empire allemand d’autres constructions impériales européennes, comme celle des Habsbourg, avec qui il partage plusieurs traits constitutionnels et dynamiques internes.
La singularité de l’Empire allemand se manifeste également par son ambition coloniale tardive, illustrée par le projet impérial de Guillaume II visant à assurer à l’Allemagne une « place au soleil » (Platz an der Sonne). Dans un contexte de rivalité croissante avec les puissances impérialistes établies – principalement la France et le Royaume-Uni – l’Allemagne s’engage dans une politique de conquête coloniale à la fin du XIXe siècle, acquérant des possessions en Afrique (Togo, Cameroun, Sud-Ouest africain, Afrique orientale), en Asie (Kiautschou) et dans le Pacifique. Ce tournant colonial constitue une tentative de repositionnement stratégique de l’Allemagne sur la scène internationale, mais ne modifie pas fondamentalement la nature continentale de son empire, dont le cœur reste en Europe.
En ce sens, l’Empire allemand se distingue des empires coloniaux classiques, comme ceux de la France ou du Royaume-Uni, qui sont des États-nations établis disposant de vastes possessions outre-mer. Il se distingue également des empires continentaux traditionnels, comme ceux des Habsbourg ou des Ottomans, davantage tournés vers l’intégration régionale que vers la projection globale. L’Allemagne impériale incarne une forme intermédiaire, à la fois acteur de la nationalisation de l’Europe et concurrent ambitieux dans la course aux empires mondiaux.
Enfin, cette double nature – nationale et impériale, continentale et coloniale – permet de mieux comprendre la dynamique expansionniste et compétitive qui anime l’Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale. Le Reich s’inscrit dans un système international dominé par les rivalités impériales, et son aspiration à redéfinir les équilibres de puissance participe à la montée des tensions qui mèneront au conflit mondial.
Colonisation, colonialisme et impérialisme : dynamiques historiques et rivalités globales
La pratique consistant à soumettre d'autres peuples, à les intégrer de force dans un système politique hiérarchisé ou à les exploiter – y compris sous forme d'esclavage – est aussi ancienne que l'histoire des sociétés humaines. Toutefois, la période qui nous intéresse ici, s’étendant de la première moitié du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, se distingue par l’émergence d’un nouveau paradigme colonial, étroitement lié à la construction des États-nations modernes et à la transformation des rapports de puissance à l’échelle mondiale.
À partir des années 1820–1830, on assiste à une inflexion décisive dans les logiques coloniales. Les anciens empires coloniaux (espagnol, portugais, néerlandais), fragilisés par les indépendances américaines et les bouleversements européens, cèdent progressivement le pas à de nouvelles puissances impériales. C’est la France qui initie ce renouveau, notamment avec l’invasion et l’occupation de l’Algérie dès 1830. Cette entreprise s’inscrit dans un contexte de reconfiguration politique postrévolutionnaire, où la France, en quête de légitimité et de prestige, cherche à affirmer sa puissance par l’extension territoriale hors d’Europe.
Ce nouveau colonialisme accompagne les mouvements de consolidation nationale à l’intérieur de l’Europe. Tandis que les États-nations modernes émergent ou se renforcent (Italie, Allemagne), les ambitions extérieures se multiplient. Le colonialisme devient alors un instrument de projection de puissance, mais aussi un élément constitutif de l’identité nationale. Loin de se limiter à quelques grandes puissances, ce phénomène touche également de petits États européens, comme la Belgique, qui se taille un empire en Afrique centrale sous l’impulsion du roi Léopold II, ou l’Italie qui tente de s’implanter dans la Corne de l’Afrique.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ce mouvement prend une dimension plus systémique et concurrentielle, marquant l’entrée dans ce que les historiens qualifient d’ère de l’impérialisme. À partir des années 1880, les rivalités entre puissances s’intensifient, et la course à la colonisation devient un enjeu stratégique majeur. L’impérialisme se distingue ici du colonialisme par son caractère expansif, global et structurel : il ne s’agit plus uniquement d’occuper des territoires, mais de reconfigurer l’ordre mondial par l’extension des zones d’influence, la domination économique et la projection symbolique.
Loin de se limiter à l’Europe, cette dynamique impérialiste concerne également les puissances émergentes non-européennes. Les États-Unis, le Japon et la Russie s’insèrent pleinement dans cette compétition internationale. Les États-Unis, malgré un fort courant anticolonialiste dans leurs élites politiques, projettent leur puissance dans le Pacifique (Philippines, Hawaï) et en Amérique latine. Le Japon, quant à lui, s’engage dans une stratégie d’expansion impériale dès la fin du XIXe siècle (guerre sino-japonaise de 1894-1895, annexion de la Corée en 1910). La Russie, empire déjà continental, poursuit également des ambitions impériales en Asie centrale et en Extrême-Orient.
L’impérialisme de cette période repose sur une pluralité de justifications : motivations économiques (recherche de matières premières et de débouchés), intérêts géostratégiques (accès aux routes commerciales, contrôle des détroits), mais aussi arguments idéologiques et culturels (mission civilisatrice, supériorité raciale, christianisation). Ces discours légitiment une entreprise de domination systématique, structurée par des rivalités interétatiques de plus en plus aiguës.
La Première Guerre mondiale apparaît ainsi comme le point culminant de plusieurs décennies de compétitions impériales. Elle oppose avant tout des empires – qu’ils soient coloniaux ou continentaux – et mobilise l’ensemble de leurs ressources humaines, économiques et symboliques. Les colonies sont mises à contribution, tant sur les champs de bataille qu’à l’arrière. De ce point de vue, le conflit constitue une guerre impériale globalisée, révélant les tensions internes des empires et annonçant leur fragilisation structurelle.
Enfin, si certains dirigeants, à l’image d’Otto von Bismarck, considéraient le colonialisme comme aventureux ou secondaire – notamment en raison de l’ignorance des réalités locales et de son faible retour stratégique immédiat –, d’autres, comme Guillaume II, y voyaient un instrument indispensable de puissance et de prestige. Ces débats illustrent les hésitations et ambivalences au sein même des élites impériales, tiraillées entre prudence géopolitique et obsession de grandeur.
Les ensembles politiques multiculturels : entre intégration impériale et tensions nationales
À la veille de la Première Guerre mondiale, une grande partie du globe est structurée par des ensembles politiques multiculturels, qu’il s’agisse des empires continentaux européens ou des empires coloniaux. Ces formations impériales réunissent, sous une autorité centrale unique, une mosaïque de populations hétérogènes, différenciées par leurs langues, leurs religions, leurs traditions juridiques et leurs référents historiques. Cette diversité n’est pas marginale : elle constitue le socle même de la construction impériale, mais aussi l’un de ses défis majeurs.
La notion de multiculturalisme, appliquée aux empires d’Ancien Régime ou modernes, désigne ici une cohabitation structurée de peuples et de cultures au sein d’un même cadre politique, sans nécessairement que cette cohabitation repose sur un principe d’égalité. Ces empires sont multiethniques, multilingues, multiconfessionnels, et souvent fondés sur des hiérarchies statutaires : certains groupes bénéficient de privilèges politiques ou fiscaux, d’autres sont exclus de la représentation ou soumis à des discriminations systématiques. La diversité impériale n’est donc pas synonyme de reconnaissance, mais souvent de domination différenciée, stabilisée par des compromis locaux et des mécanismes de gouvernement indirect.
Dans les empires continentaux comme ceux des Habsbourg, des Romanov ou des Ottomans, cette hétérogénéité est gérée par une gouvernance souple mais inégalitaire, qui combine reconnaissance partielle des autonomies locales avec une centralisation croissante. La coexistence de multiples nationalités y repose souvent sur un équilibre précaire : les réformes d’autonomie culturelle ou administrative sont régulièrement menées pour apaiser les tensions, mais elles cohabitent avec des tentatives de centralisation, de standardisation et parfois d’assimilation. Cette dialectique entre intégration et différenciation est au cœur des stratégies impériales.
Dans les empires coloniaux, la diversité culturelle est également une donnée fondamentale, mais elle est généralement exogène à la métropole : les peuples colonisés sont intégrés de force dans des ensembles impériaux dont ils ne partagent ni l’histoire politique ni les référents culturels. Le multiculturalisme colonial est donc d’un autre ordre : il repose sur une séparation explicite entre colonisateurs et colonisés, souvent consolidée par des politiques raciales, des statuts juridiques différenciés et une représentation politique asymétrique, voire inexistante. Le discours de la mission civilisatrice sert ici à légitimer une domination culturelle autant que politique.
L’un des paradoxes fondamentaux de ces ensembles politiques multiculturels réside dans leur durabilité apparente, malgré la montée des nationalismes. Alors même que les idées d’auto-détermination, d’unité linguistique et de souveraineté populaire se diffusent dans toute l’Europe, les empires continuent de fonctionner – parfois jusqu’à la guerre de 1914 – comme structures politiques dominantes, capables d’articuler diversité interne et unité impériale. Cette résilience s’explique en partie par leur capacité à segmenter l’autorité, à manipuler les identités collectives et à coopérer avec des élites locales dans une logique de gouvernement indirect.
Toutefois, ces empires ne peuvent durablement contenir les dynamiques centrifuges à l’œuvre. La montée des mouvements nationaux, l’influence croissante des idéologies libérales et démocratiques, ainsi que la cristallisation de conflits identitaires internes, affaiblissent progressivement ces architectures composites. Dans cette perspective, la Première Guerre mondiale apparaît comme un révélateur des fragilités internes des ensembles politiques multiculturels, et comme le déclencheur de leur dislocation. La fin de la guerre verra l’éclatement ou la recomposition de plusieurs empires, au profit d’États-nations proclamés au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
L’Empire d’Autriche (1815–1848) : apogée impériale et tensions internes
L'Empire d’Autriche, tel qu’il existe après le Congrès de Vienne en 1815, atteint probablement son extension maximale sous le règne des Habsbourg, et représente l’un des plus vastes ensembles politiques d’Europe centrale et orientale. Cet empire, qui ne se désigne comme tel qu’au début du XIXe siècle, se distingue à la fois par sa composition complexe et ses dynamiques internes singulières. Cette évolution vers l’impérialité répond notamment à la volonté des Habsbourg de contrer l’ascension de Napoléon Bonaparte, qui se proclame Empereur des Français en 1804, dans un contexte où les monarchies européennes sont confrontées à des révolutions et à des tensions croissantes.
La proclamation de l’Empire autrichien par la dynastie des Habsbourg marque ainsi une étape significative dans l’histoire politique de l’Europe centrale. L'Empire d'Autriche ne repose pas sur un peuple homogène ou une culture unique, mais s’étend sur une mosaïque de nations, de langues et de religions, de telle sorte qu’aucune ethnie ne constitue une majorité claire au sein de l’empire. Cela reflète la nature plurinationale de l’empire, un défi constant pour la cohésion interne du pouvoir impérial.
Vienne, la capitale impériale, représente le centre politique, administratif et culturel de l’empire, mais celui-ci s'étend bien au-delà des frontières actuelles de l'Autriche. L’empire englobe des territoires aujourd'hui répartis entre la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, et une grande partie des Balkans. Prague, aujourd’hui capitale de la République tchèque, et Cracovie, désormais en Pologne, sont des centres stratégiques importants dans le cadre de cet empire multinational. Ces régions profitent en grande partie de la fragilisation de l’Empire ottoman, qui permet aux Habsbourg de s’étendre dans les Balkans, une zone clé de leur influence géopolitique.
L'Empire autrichien constitue également un acteur majeur dans les affaires italiennes, bien qu'il soit en grande partie prisonnier des dynamiques externes et internes. L’Italie, à l’époque divisée en multiples entités, devient progressivement un terrain d'affrontement entre les grandes puissances européennes, notamment l’Autriche et la France. Les premières revendications nationalistes italiennes émergent avant le Risorgimento et se manifestent notamment lors des révoltes de 1848, un tournant symbolique où les peuples italiens prennent conscience de leur identité collective et de leur ambition d’indépendance. Ces aspirations, bien qu’encore embryonnaires, marquent le début d’une longue lutte pour l’unité et l’émancipation des peuples italiens sous domination autrichienne.
Les années 1815–1848 marquent ainsi une période charnière dans l’histoire de l’Empire d’Autriche. En dépit de son expansion territoriale, l’empire fait face à des tensions internes de plus en plus palpables. Les révolutions de 1848, qui secouent l’Europe entière, témoignent de l’émergence des mouvements nationalistes et des revendications démocratiques, non seulement en Italie, mais également en Hongrie et dans les territoires germaniques sous domination autrichienne. Ces révoltes, bien que réprimées par la force, signent l’échec partiel de la politique impériale des Habsbourg face à la montée des aspirations nationales et à la pression des minorités ethniques qui réclament plus d’autonomie et de reconnaissance.
L'Empire d'Autriche à cette époque constitue à la fois un projet impérial ambitieux et un ensemble fragile, traversé par des contradictions entre sa volonté d’intégration et les forces centrifuges de ses diverses populations. Ces tensions internes, exacerbées par les changements politiques du siècle, annoncent les bouleversements à venir, qui redéfiniront profondément la structure de l'empire au cours des décennies suivantes.
L'Empire ottoman en 1878 : apogée et déclin d'un empire continental
L'Empire ottoman en 1878 représente l’un des derniers vestiges des grandes empires continentaux de l'Ancien Régime. Après l'unification de l'Italie (1861) et celle de l'Allemagne (1871), l’Empire ottoman se trouve en position d’empire multinational et multireligieux dont les frontières s’étendent sur une large part de l’Asie, de l’Europe du Sud-Est et du Nord de l’Afrique. L’empire, dirigé depuis Constantinople (aujourd’hui Istanbul), est à la fois un empire islamique et une puissance territoriale de premier ordre.
En 1878, l’Empire ottoman borde les territoires de l’Empire russe au nord, le Maghreb (à l’exception de l'Algérie, déjà sous contrôle français), ainsi que l’ensemble du Machrek (y compris la Syrie, le Liban et la Palestine actuels). L’Empire s’étend également sur une partie importante des Balkans, englobant la Bulgarie, la Serbie, la Macédoine et une grande partie de la Grèce. Cette étendue territoriale reflète l’apogée impériale de l’Empire ottoman, bien qu’elle soit déjà marquée par des signes évidents de déclin. Le traité de San Stefano (1878), suivi du congrès de Berlin la même année, représente un moment critique dans l’histoire ottomane : les pertes territoriales importantes en Europe (Bulgarie, Serbie, Monténégro) affaiblissent l’autorité de Constantinople et accentuent les tensions internes.
L'Empire ottoman possède des caractéristiques propres aux empires continentaux, avec une forte centralisation du pouvoir autour du Sultan, également Calife de l'Islam. Constantinople est le cœur administratif et religieux, où le Sultan détient la double légitimité de gouverner des territoires hétérogènes et de représenter l’autorité spirituelle de l’Islam sunnite. À ce titre, le Sultan est perçu non seulement comme le souverain terrestre, mais également comme le prince suprême de l’Islam, une figure centrale qui incarne à la fois le pouvoir temporel et religieux sur un large territoire dominé par des populations musulmanes.
L’Empire ottoman s’est historiquement développé par extension progressive de son pouvoir depuis Constantinople, à partir du XIVe siècle, s’appuyant sur des conquêtes militaires et des alliances stratégiques. Le territoire ottoman, dans son ensemble, peut être considéré comme une extension des terres de l’Islam. À son apogée, l'Empire couvre des zones essentielles pour la pratique religieuse musulmane, incluant les Lieux Saints de l’Islam (La Mecque et Médine) ainsi que des régions stratégiques comme l’Irak et le Qatar.
Cependant, malgré cette grande étendue territoriale, l’Empire ottoman est un empire de plus en plus fragilisé par l'émergence de mouvements nationalistes dans les Balkans et au Moyen-Orient, par les pressions impérialistes des puissances européennes et par un déclin économique interne. Les réformes entreprises par les Sultans au XIXe siècle, dans le cadre de la Tanzimat, ont cherché à moderniser et centraliser l’administration impériale, mais elles n'ont pas suffi à endiguer les aspirations à l’indépendance et les révoltes internes.
L'Empire ottoman en 1878 se trouve à un tournant décisif : bien qu'il conserve un statut de grande puissance, ses limites géopolitiques et sa stabilité interne sont de plus en plus remises en question. Les pertes territoriales et les révoltes nationales sont des signes précurseurs de l’effritement progressif de l’empire, qui se poursuivra tout au long du XXe siècle, jusqu’à la dissolution finale après la Première Guerre mondiale.
L'Empire russe : expansion continentale et impérialisme à l’est
L'Empire russe, sous le règne des tsars, représente un empire continental majeur, s’étendant sur une vaste portion de l'Eurasie, du cœur de l'Europe à l'Extrême-Orient. Bien que l'empire soit ancré dans une continuité territoriale, il ne se limite pas à une simple expansion géographique : il incarne également un processus historique complexe, inscrit dans la longue tradition européenne de formation d’empires depuis le Moyen Âge. Ce territoire continu est marqué par la colonisation de peuples variés, parfois sous forme de conquêtes brutales et de domination directe, comme c’est le cas pour la Finlande, intégrée après des invasions russes successives.
Le XIXe siècle, période d'expansion significative de l'Empire russe, est aussi le théâtre de la consolidation de son pouvoir sur divers peuples voisins, principalement à l’est, mais aussi au sud. Ces extensions vers l'Asie centrale, le Caucase et la Sibérie sont le fruit d’une politique impérialiste. Bien que l'Empire russe présente des similitudes avec les empires continentaux traditionnels, avec sa multiplicité de peuples et de nationalités, la colonisation de la Sibérie et de l'Asie centrale devient un phénomène similaire à celui des empires coloniaux européens en Afrique et en Asie. Ces régions sont perçues comme des terres à exploiter, riches en ressources naturelles et nécessitant une implantation stratégique pour renforcer la puissance de la Russie.
La Sibérie, surnommée par les Russes « notre Brésil », devient ainsi un terrain d’expansion vu à la fois comme un réservoir de ressources et un espace pour la colonisation. Cette extension se fait sous la direction de couches sociales relativement restreintes qui, tout en se considérant comme européens, prennent possession de vastes étendues de terre tout en cherchant à intégrer ces territoires dans un système impérial continuellement connecté à l’Europe. Les Russes, à l’image des puissances coloniales européennes, tentent de russifier ces régions par des politiques de peuplement, de culture et de langue, mais cette russification reste incomplète et souvent contestée par les populations locales.
L’expansion de l’Empire russe vers l’Asie s’inscrit dans un contexte géopolitique complexe, où elle rencontre les intérêts impériaux des autres grandes puissances, notamment le Royaume-Uni. En Asie centrale, la rivalité avec la Grande-Bretagne pour le contrôle stratégique des routes commerciales et de la région des Indes devient un enjeu majeur, donnant naissance à la fameuse "Grande Jeu" géopolitique entre les deux empires. Cette rivalité s’intensifie également au Caucase, où les intérêts russes entrent en concurrence avec ceux de l’Angleterre et de l'Iran. Ainsi, l’Empire russe n’est pas isolé dans son expansion : il fait face à d'autres puissances impérialistes cherchant à étendre leur influence en Asie et au Moyen-Orient.
Avant même la Première Guerre mondiale, l’Empire russe se trouve au cœur de la concurrence impériale mondiale, où les intérêts des empires coloniaux européens, tels que ceux de la France, de la Grande-Bretagne et des autres puissances européennes, se croisent en Afrique et Asie. Dans ce cadre, la Russie cherche à établir des frontières impériales qui, bien qu’elles ne soient pas pacifiques, sont négociées à travers des accords diplomatiques et des rivalités économiques. Les conflits impériaux sont omniprésents et se manifestent aussi par des guerres coloniales menées par d’autres nations impérialistes, comme le Japon, qui, à partir de la fin du XIXe siècle, commence à exercer sa propre influence impérialiste, notamment en Chine et en Corée.
L’Empire russe, bien que souvent perçu comme un empire continental dans sa structure, porte en lui les dynamiques impérialistes caractéristiques des grandes puissances européennes, notamment dans ses tentatives d’extension en Asie. Le jeu impérial en Eurasie, entre compétition et diplomatie, devient un des moteurs de la politique russe au XIXe et début XXe siècles.
Le modèle multiculturel de l'Empire ottoman : diversité, tolérance et tensions internes
L’Empire ottoman, à son apogée, constitue l’un des exemples les plus marquants d’un empire multiculturel, où coexistent une diversité ethnique et religieuse remarquable. Cette diversité, tout comme celle de l'Empire d'Autriche, contribue à la dynamique complexe des Balkans, qui, au début du XXe siècle, devient une poudrière géopolitique. En effet, les rivalités des grandes puissances européennes, dont les empires ottoman et austro-hongrois, se cristallisent sur cette région, exacerbant les tensions et préparant le terrain pour la Première Guerre mondiale.
L’Empire ottoman, bien qu’il soit associé principalement aux Turcs et à l'Islam sunnite, n’était pas un empire homogène, ni du point de vue ethnique, ni du point de vue religieux. Contrairement à d’autres empires européens, les Ottomans ne cherchaient pas à imposer une religion d’État à tous leurs sujets, mais adoptaient une politique de tolérance relative envers les minorités religieuses, souvent en fonction de leur rôle dans la structure de l’empire. Les dhimmis – terme désignant les non-musulmans vivant sous la protection de l'Empire ottoman – jouissaient de certains droits, notamment le droit à la pratique de leur religion, bien qu'ils fussent soumis à des restrictions légales et des impôts supplémentaires.
L’empire ottoman, au lieu de chercher à uniformiser ses sujets par la religion, favorisait une forme de pluralisme structuré, dans lequel les communautés religieuses (principalement chrétiennes et juives) étaient organisées en millets – des entités autonomes qui géraient leurs affaires religieuses et civiles, sous la supervision générale de l’État. Ce modèle permettait à l'Empire de maintenir un certain ordre social et une cohésion au sein d’un territoire vaste et varié, tout en assurant une relative stabilité à travers la tolérance et la négociation entre les groupes.
Toutefois, cette politique de tolérance relative ne signifie pas une égalité absolue. Les minorités religieuses, bien que protégées par le sultan, étaient souvent secondaires par rapport à la majorité musulmane, et leurs privilèges étaient conditionnés par un respect strict de l’ordre impérial. En revanche, l'Albanie, territoire stratégique dans les Balkans, constitue une exception notable. Intensément colonisée par l’Empire ottoman, l’Albanie connaît, à la fin du XVIIIe siècle, une conversion massive à l’islam, phénomène encouragé par la politique ottomane. Cette transformation religieuse est en grande partie due à des facteurs socio-économiques et politiques, l’islam étant perçu comme un moyen de s’intégrer à l’élite ottomane et de bénéficier de certains privilèges.
Par ailleurs, l’expansion de l’Islam dans les territoires conquis par les Ottomans remonte aux VIIe et VIIIe siècles, bien avant l’apogée de l'Empire ottoman. Toutefois, dans le contexte du XIXe siècle, alors que les Ottomans cherchent à maintenir leur empire en déclin et à étendre leur influence, leur objectif n’était pas nécessairement de convertir les populations chrétiennes, mais plutôt de consolider leur contrôle sur les territoires et de maintenir l’ordre impérial. Cette logique de domination se manifeste par des tentatives d’assimilation culturelle, mais aussi par des politiques de répression dans les régions où la résistance à l’autorité ottomane se faisait plus vive, notamment dans les Balkans.
Enfin, il est crucial de noter que, malgré cette structure apparemment tolérante et pluraliste, l’Empire ottoman n’échappe pas à des tensions internes, liées notamment à l’émergence des nationalismes au XIXe siècle. Les peuples soumis à l’autorité ottomane, particulièrement dans les Balkans et au Moyen-Orient, commencent à développer une conscience nationale qui se traduira par des révoltes et des mouvements indépendantistes. La coexistence pacifique des différentes communautés, longtemps soutenue par le modèle des millets, sera progressivement mise à mal par la montée des aspirations nationalistes et par les pressions externes, notamment de la part des grandes puissances européennes.
L’Empire ottoman, tout en étant un modèle de multiculturalisme impérial, fait face à des paradoxes internes et des défis majeurs, résultant d’un équilibre fragile entre intégration et autonomie, tolérance et domination. Ces dynamiques, particulièrement accentuées au XIXe siècle, annoncent la fragmentation de l’empire et les bouleversements qu'il subira dans les années à venir.
Le modèle multiculturel de l’Empire des Habsbourg : diversité linguistique et tensions nationales
L’Empire des Habsbourg, qui s’étendait sur une large portion de l’Europe centrale et orientale, se caractérisait par un modèle multiculturel complexe, où la diversité ethnique, linguistique et religieuse était omniprésente. Si la question religieuse revêtait une grande importance, notamment en raison de la coexistence du catholicisme, du protestantisme et de l’orthodoxie au sein de l’empire, la question linguistique prenait également une place centrale dans les dynamiques impériales. À peine 23 % de la population de l’empire était germanophone, une proportion relativement faible dans un empire qui, malgré sa structure centralisée autour de Vienne, avait une forte composante ethnique et linguistique diverse.
Les grandes villes de l’empire, comme Prague ou les centres commerciaux et académiques polonais, étaient des lieux où la diversité linguistique et culturelle s’exprimait pleinement. Ces villes étaient des centres de multiculturalisme dynamiques, abritant une bourgeoisie intellectuelle et commerçante qui, bien qu’en grande partie d’origine allemande, interagissait avec des communautés slaves et hongroises. Trieste, port stratégique de l’empire, et Prague, ville historique et culturelle, étaient des exemples parfaits de synergies culturelles où différentes langues, religions et traditions coexistaient, créant un environnement fertile pour les échanges intellectuels et commerciaux.
Cependant, cette coexistence n’était pas toujours pacifique. Le modèle multiculturel de l’Empire des Habsbourg, bien qu’ayant fonctionné durant plusieurs siècles, reposait sur une tolérance stratégique qui dissimulait des tensions profondes. La gestion des langues, en particulier, était un enjeu politique majeur. Bien que plusieurs langues aient été tolérées, l'allemand restait la langue officielle de l'administration et de l'éducation, ce qui générait des ressentiments dans les régions non germanophones. Les mouvements nationalistes, tant en Tchécoslovaquie qu’en Hongrie ou en Pologne, cherchaient non seulement à préserver leurs langues mais aussi à définir leur identité nationale à travers un contrôle accru de la culture et de l’éducation. Le nationalisme linguistique devenait alors un instrument de lutte politique, les groupes minoritaires cherchant à imposer leur langue et à réduire l’hégémonie de l'allemand dans l'espace public.
L’un des aspects les plus remarquables de l’Empire des Habsbourg réside dans sa capacité à intégrer certaines élites locales dans les structures de pouvoir impérial. Contrairement aux empires coloniaux européens, qui hésitaient souvent à intégrer les élites des territoires conquis dans leur administration, l’Empire des Habsbourg s’efforçait de partager le pouvoir avec des nobles et intellectuels locaux. Par exemple, les élites tchèques ou hongroises avaient une influence considérable dans la bureautique impériale, et les individus instruits, quel que soit leur groupe ethnique, pouvaient trouver leur place dans les institutions de l'État.
Cependant, cette inclusion partielle des élites locales n’empêchait pas une compétition croissante entre les différentes nationalités de l’empire. Les mouvements nationalistes des Slaves, des Hongrois et des Italiens se renforçaient à mesure que les groupes minoritaires réclamaient plus de droits politiques et culturels, notamment dans le domaine de l’éducation et de l’administration. Le nationalisme, qui devenait un marché de revendications, représentait une menace à l’unité de l’empire : si certains peuples pouvaient se revendiquer privilégiés en raison de leur accès au pouvoir impérial, les autres aspiraient à obtenir les mêmes droits.
L’Empire des Habsbourg, tout en incarnant un modèle de multiculturalisme impérial, faisait face à une pression croissante des nationalismes qui menaçaient de le fragmenter. Les tensions ethniques et linguistiques, combinées à des aspirations politiques autonomistes, créaient un terrain fertile pour des conflits internes qui, à terme, contribueront à l’effondrement de l’empire après la Première Guerre mondiale.
L’Empire des Habsbourg, dans sa vaste étendue territoriale, abritait une mosaïque de peuples et de cultures aux identités fluides et souvent superposées. La cartographie traditionnelle de cette diversité, telle qu’elle a été représentée à travers les cartes ethniques et culturelles de l’époque, est souvent réductrice et inexacte. Ces cartes mettaient en lumière des frontières arbitraires entre les nations et peuples en ignorants fréquemment la complexité des interactions locales et des mélanges communautaires qui caractérisaient la vie quotidienne dans de nombreuses régions. En effet, la mixité des langues et des religions ne se déployait pas seulement sur des axes géographiques larges, mais se manifestait de manière localisée et communautaire au sein des villes et des campagnes.
Cette réalité de mélange ethnique et religieux au niveau local et communal n’était pas simplement une caractéristique géographique : elle influençait profondément la perception que les individus avaient de leur propre identité nationale. De nombreux habitants de l’empire, notamment dans les régions frontalières, ne se sentaient pas pleinement membres d’une nationalité précise. Cette indifférence ou cette ambiguïté quant à l'appartenance nationale est particulièrement visible dans les résultats des recensements impériaux, qui, malgré leurs tentatives de catégorisation, peinaient à rendre compte des réalités sociales complexes de l’empire. Les frontières ethniques et nationales étaient souvent floues, et l’adhésion à une nation particulière n'était pas toujours une priorité pour les populations locales.
Dans les régions frontalières, notamment en Bohême-Moravie, Galicie et au Caucase, cette indifférence à la question de la nationalité est d'autant plus évidente. Les communautés y étaient souvent mélangées et les habitants semblaient plus préoccupés par des questions de survie économique, d’autonomie locale, et de rapports de pouvoir internes que par des revendications nationales. L’idée d’un territoire nationalisé, délimité par des frontières ethniques ou linguistiques strictes, était une conception étrangère à de nombreux habitants de ces régions, qui vivaient dans un contexte de pluralité partagée. Cette complexité identitaire rendait difficile la définition des frontières nationales et créait des tensions entre centralisation impériale et autonomie locale.
Le tournant majeur survient après la Première Guerre mondiale, avec la dissolution de l'Empire des Habsbourg et l’émergence de nouveaux États-nations en Europe centrale et orientale. Les nouveaux États cherchent alors à imposer une séparation stricte des nationalités, souvent par la force, en dépit de la diversité et de la mélange des peuples qui avaient marqué l’Empire ottoman. La redéfinition des frontières ethniques dans le sillage du traité de Saint-Germain en 1919 et de la création de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de l’Autriche montre combien cette question de l’identité nationale était complexe et marquée par des ruptures brutales.
Sur le plan religieux, la politique de tolérance instaurée en 1781 par l’Édit de Joseph II, qui accordait des libertés de culte aux différentes communautés religieuses, reste un jalon important. Toutefois, il faut attendre 1861 pour que l’égalité religieuse soit pleinement reconnue et appliquée dans l’Empire des Habsbourg, garantissant aux minorités religieuses, notamment aux juifs, des droits égaux devant la loi. Ce processus de réformes tolérantes est une réponse pragmatique aux conflits internes et aux revendications croissantes de participation à la vie politique des communautés non catholiques.
Quant à la composition ethnique de l'Empire, elle est marquée par la diversité linguistique. À la fin du XIXe siècle, seulement 23 % de la population de l’Empire était germanophone, et l’allemand restait la langue dominante de l’administration et de l’enseignement. Dans les régions polonaises et tchèques, les élites locales étaient souvent polonaises ou tchèques et jouissaient de privilèges administratifs, ce qui leur permettait de maintenir une certaine autonomie au sein de l’empire. Les élites hongroises et tchèques, notamment à Prague et en Bohême, réclamaient également des droits politiques et culturels accrus, dans une dynamique qui anticipait les futures revendications nationalistes qui ébranleraient l’empire.
Dans des régions comme la Galicie, où cohabitaient des Polonais, des Ukrainiens, des Roumains et des Ruthènes, cette multiplicité ethnique et linguistique se doublait d’une coexistence parfois tendue entre groupes, surtout dans les zones rurales. Les villes constituaient des microcosmes de cette complexité, où des juifs, des Allemands et des Slaves coexistaient, souvent dans un équilibre précaire. Cette diversité urbaine, si elle créait une certaine synergie culturelle, n’échappait pas aux tensions nationalistes montantes qui, à la fin du XIXe siècle, allaient fracturer davantage l’empire.
Le multiculturalisme comme modèle : théories et enjeux politiques des nationalités
Au tournant du XXe siècle, la question des nationalités et du multiculturalisme devient un enjeu majeur pour les empires européens, notamment pour l’Empire austro-hongrois, où la diversité ethnique et linguistique constitue à la fois une richesse et une source de tensions internes. Les intellectuels de l'époque, face à la montée des mouvements nationalistes et à la diversité de l'Empire, théorisent sur la question de la nation et des identités collectives, cherchant à concilier la coexistence de peuples différents dans un même cadre politique.
Oszkár Jászi (1876-1957), sociologue et militant libéral hongrois, incarne cette tentative d’apporter une solution aux tensions nationalistes. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, après l'effondrement de l'Empire austro-hongrois et l'indépendance de la Hongrie, Jászi devient ministre des nationalités en 1918. Il prône une entente pacifique entre les peuples et la reconnaissance de la diversité dans le cadre d’un État multinationale. Pour lui, le multiculturalisme est une solution pragmatique pour éviter les conflits ethniques et promouvoir l’harmonie sociale. Sa vision repose sur l’idée que la diversité culturelle et linguistique, loin de constituer un obstacle, peut enrichir le tissu politique et social, à condition de trouver un équilibre de pouvoir entre les différentes communautés.
Dans une perspective similaire, le dirigeant social-démocrate autrichien Otto Bauer (1881-1938) développe des réflexions approfondies sur la question des nationalités. Dans son ouvrage majeur La Question des nationalités et la social-démocratie (1907), Bauer plaide pour un modèle de démocratie pluraliste qui permettrait aux différentes nationalités de vivre ensemble au sein d’un même État tout en conservant leur autonomie culturelle. Pour Bauer, la social-démocratie devait se donner pour mission de concilier les aspirations nationalistes des peuples dominés avec les principes de justice sociale. Sa vision implique une restructuration radicale de l’État, basée sur un fédéralisme ethnique, dans lequel chaque groupe national pourrait bénéficier d'une certaine autonomie tout en respectant l'unité politique.
Le débat autour des nationalités est profondément lié aux tensions sociales et aux mouvements ouvriers qui secouent l’Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les ouvriers juifs, ainsi que ceux des communautés lituanienne, polonaise et russe, se posent la question de la nationalité et remettent en cause le nationalisme ethnique. Dans un contexte de mobilisation ouvrière et de luttes pour les droits sociaux, ces groupes revendiquent souvent une solidarité internationale qui dépasse les divisions ethniques et nationales. Ils se tournent vers un modèle internationaliste, rejetant les frontières culturelles et ethniques au profit de l’unité des travailleurs, quelle que soit leur origine nationale.
Le rejet du nationalisme par certains mouvements ouvriers montre que la question des nationalités n’est pas seulement un enjeu pour les élites politiques et intellectuelles, mais aussi pour les classes populaires, qui voient dans la division nationaliste un obstacle à la solidarité sociale. Pour ces mouvements, le multiculturalisme ou, plus précisément, l’inclusivité sociale et l’émancipation des peuples doivent primer sur les revendications nationales exclusives. Cette perspective entre en contradiction avec la montée des nationalismes ethniques, qui cherchent à établir des frontières claires entre les peuples et à promouvoir une identité nationale homogène.
La question des nationalités dans le cadre de l'Empire des Habsbourg et d’autres empires européens se transforme en un débat complexe sur les rapports entre diversité culturelle et unité politique. D’un côté, des intellectuels comme Jászi et Bauer militent pour un modèle de coexistence pacifique et de respect des droits des nationalités, tandis que, de l’autre côté, des mouvements socialistes et ouvriers prônent une solidarité transnationale au-delà des identités ethniques et nationales. Ces débats reflètent la tension entre les forces nationalistes et internationalistes qui ont marqué l’histoire politique de l’Europe moderne et qui continueront de façonner les contours du multiculturalisme au XXe siècle.
Affaiblissement des État multiculturels à la fin du XIXème siècle
À la fin du XIXe siècle, les États multiculturels, notamment ceux de l’Europe centrale et orientale tels que l’Empire des Habsbourg et l’Empire ottoman, connaissent une phase de fragilisation marquée par des tensions internes croissantes et l’émergence de revendications nationalistes. Si ces empires avaient, pendant plusieurs siècles, réussi à maintenir une cohésion relative grâce à des politiques de tolérance religieuse et de gestion des diversités culturelles et ethniques, la montée du nationalisme et les transformations politiques et économiques du siècle dernier minent progressivement leurs fondements. L’affaiblissement des États multiculturels à cette époque est le résultat de plusieurs facteurs interdépendants, allant de l’émergence de nouveaux idéaux politiques à l’intensification des luttes sociales et économiques.
L’une des raisons principales de cet affaiblissement réside dans l’évolution des revendications nationalistes, qui, à partir du XIXe siècle, deviennent des forces politiques incontournables au sein de ces États. Les mouvements nationalistes se nourrissent de la croissance économique et de l’industrialisation, qui permettent une plus grande mobilité sociale et contribuent à l’émergence de nouvelles élites conscientes de leurs différences culturelles et ethniques par rapport aux structures impériales dominantes. Dans des régions comme la Pologne, la Tchécoslovaquie, ou le Caucase, des peuples autrefois soumis au pouvoir central réclament non seulement une autonomie culturelle, mais aussi l'indépendance politique.
Dans l'Empire des Habsbourg, par exemple, des peuples comme les Tchèques, les Hongrois et les Polonais revendiquent la protection de leur langue et de leur culture, ce qui conduit à des tensions avec la structure impériale qui repose sur la domination politique et linguistique de Vienne. La révolte de 1848, réprimée dans le sang, marque le début d’une série de crises internes qui témoignent de la montée des aspirations nationales et de la dissolution de la loyauté impériale. En réponse, l’empire met en œuvre des réformes comme le compromis austro-hongrois de 1867, qui tente de satisfaire les revendications hongroises en créant un dualisme impérial. Mais, malgré ces concessions, les tensions entre les groupes ethniques demeurent vives, et la question de la répartition du pouvoir entre les différentes nationalités reste un point de discorde majeur.
De manière similaire, dans l’Empire ottoman, l’influence croissante des idéologies nationalistes et la montée de la résistance des peuples sous domination ottomane (en particulier dans les Balkans, en Arménie et en Arabie) affaiblissent progressivement la cohésion de l’empire. Les populations musulmanes turques et arabes cohabitent avec des communautés chrétiens orthodoxes, juives et arméniennes, créant un mélange complexe de cultures et de religions. Toutefois, l’incapacité des dirigeants ottomans à répondre de manière adéquate aux revendications nationalistes des Serbes, des Grecs et des Albanais mène à des révoltes et des insurrections, exacerbées par les ingérences des puissances européennes. Au XIXe siècle, les Balkans deviennent un terrain d’affrontement géo-politique et ethnique, avec les réformes du Tanzimat (1839-1876) tentant de moderniser l’empire sans pour autant apaiser les aspirations des différentes nationalités, et donnant naissance au concept de la Grande Turquie et du panislamisme comme réponses à la montée du nationalisme.
En parallèle, l’industrialisation et les changements économiques au cours du XIXe siècle contribuent également à cet affaiblissement. Les mouvements sociaux et ouvriers, souvent composés de minorités nationales, réclament non seulement de meilleures conditions de travail, mais aussi une représentation politique équitable dans un système souvent dominé par l’aristocratie et les élites impériales. Ces tensions socio-économiques exacerbent les divisions ethniques et culturelles, créant un terreau fertile pour le développement du nationalisme, qui se veut une réponse à la fois aux injustices sociales et à l’inégalité politique.
La montée du nationalisme ethnique, couplée à un contexte géopolitique marqué par la rivalité entre grandes puissances (Russie, Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Royaume-Uni), rend difficile le maintien de la stabilité dans ces États multiculturels. Le modèle impérial, qui repose sur une hiérarchie des peuples et une gestion indirecte des différences, devient de moins en moins viable face à l’émergence de mouvements d’indépendance et à la pression des idéaux démocratiques qui cherchent à imposer une égalité entre les nationalités.
L’affaiblissement des États multiculturels à la fin du XIXe siècle annonce ainsi la fin des empires traditionnels et l’émergence des États-nations au XXe siècle, dont la structure repose sur une identité nationale homogène et unifiée, souvent au détriment de la diversité ethnique et culturelle. La Première Guerre mondiale, en redéfinissant les frontières de l’Europe, marque la fin d’une époque où les grands empires multinationaux étaient considérés comme les acteurs principaux de la politique européenne.
Les nouveaux États des Balkans
À la veille de la Première Guerre mondiale, la situation des Balkans devient une question centrale dans les relations internationales. Ce territoire, à la fois stratégique et contesté, devient un foyer de tensions politiques et ethniques, posant d'importants problèmes aux puissances européennes. À travers une série de guerres et de révoltes, les Balkans connaissent une transformation radicale de leur carte géopolitique, marquée par l’émergence de nouveaux États nationaux et des aspirations à l'indépendance des peuples soumis aux empires ottoman et austro-hongrois.
L’une des premières étapes majeures dans cette dynamique se situe en 1821, avec le début des guerres d'indépendance grecques contre l’Empire ottoman. Cette révolte, inspirée par les idéaux du nationalisme et des mouvements libéraux européens, marque un tournant dans l’histoire des Balkans, car elle ouvre la voie à une série de conflits où les minorités ethniques et les aspirations nationales deviennent des moteurs importants du changement. Ces guerres grecques seront suivies par d'autres mouvements d'indépendance dans les Balkans, notamment en Serbie et en Bulgarie, mettant à l'épreuve le contrôle ottoman sur la région.
Le Traité d’Andrinople de 1829, signé entre la Turquie et la Russie, consacre un premier succès pour les aspirations nationales balkaniques, notamment en Serbie et Grèce. Ce traité reconnaît l'autonomie de la Serbie et pose les bases de l’indépendance grecque. Cependant, cette autonomie est encore soumise à des protections extérieures, et les aspirations d’indépendance complètes ne seront réalisées que plusieurs années plus tard.
En 1832, avec la signature du Traité de Constantinople, l’indépendance de la Grèce est pleinement reconnue par les grandes puissances européennes, à savoir la Grande-Bretagne, la Russie et la France. Ce traité est une étape décisive qui marque la fin de la domination ottomane sur les territoires grecs et consacre l'émergence de la Grèce moderne comme un État indépendant. La France, la Grande-Bretagne et la Russie jouent un rôle crucial dans le processus, mais leur engagement n’est pas sans intérêt stratégique, chaque puissance cherchant à renforcer son influence sur la région.
Cependant, la création des nouveaux États balkaniques ne se fait pas sans tensions. La question des minorités ethniques et des frontières demeure un sujet sensible, alimentant une série de conflits internes et externes. La région des Balkans, marquée par une mixité ethnique et religieuse, voit se multiplier les conflits entre Slaves, Grecs, Albanais et Turcs, qui revendiquent chacun leur identité nationale. Cette instabilité interne devient un facteur clé des guerres balkaniques, qui se dérouleront de 1912 à 1913.
Les trois guerres balkaniques sont emblématiques de ces tensions. Elles opposent d’abord les États balkaniques (Serbie, Grèce, Bulgarie, Monténégro) à l’Empire ottoman dans un effort pour récupérer les territoires sous domination ottomane. Puis, une deuxième guerre éclate entre ces mêmes États, qui se disputent les territoires qu’ils ont conquis de concert. Ces guerres, marquées par des massacres, des déplacements de populations et des redéfinitions de frontières, cristallisent les tensions ethniques et territoriales dans la région, et contribuent à la fragilisation de l'Empire ottoman.
Les résultats géopolitiques des guerres balkaniques auront des répercussions majeures sur la stabilité de la région et sur la politique européenne. Les États-nations nouvellement formés cherchent à affirmer leur souveraineté, tout en étant pris dans les rivalités internes et externes. Les nouvelles frontières laissent des minorités dans des États qui les dominent, alimentant ainsi des tensions internes et interethniques qui perdureront au XXe siècle.
L'émergence des nouveaux États des Balkans à la fin du XIXe siècle, bien que symbolique d'une volonté d'émancipation nationale, est aussi le reflet d'un processus complexe de recomposition géopolitique, où les conflits ethniques, les intérêts impériaux et les ambitions nationalistes s’entrelacent. Ces dynamiques vont déterminer une grande partie de l’histoire des Balkans au XXe siècle, notamment pendant les guerres mondiales et au moment de la désintégration des empires européens.
Au XIXe siècle, l’Empire ottoman, longtemps considéré comme le « malade de l’Europe », est confronté à une série de défaites militaires et diplomatiques qui redéfinissent ses frontières et son rôle géopolitique dans la région. La Guerre de Crimée (1853-1856) est l’un des événements clés qui marque le début de cette série de bouleversements. Après une victoire décisive de la coalition franco-britannique et de l’Empire ottoman contre la Russie, le Traité de Paris signé en 1856 met fin à la guerre. Ce traité, en réorganisant les rapports de force en Europe, constitue un point tournant dans les relations internationales et pose les bases de l'équilibre de pouvoir au sein de l'Empire ottoman et de ses territoires.
Cependant, l’Empire ottoman, malgré sa victoire avec l’aide de la France et de la Grande-Bretagne, voit son autorité affaiblie dans la région. La question de l’Orient, c'est-à-dire les tensions sur le contrôle des Balkans et de l’Empire ottoman, demeure un sujet crucial dans la diplomatie européenne. Les puissances européennes, en particulier la Russie, les grandes puissances de l’Europe occidentale et l’Empire ottoman lui-même, continuent à s’affronter pour le contrôle de cette zone stratégique.
En 1878, après la défaite de l'Empire ottoman face à l'Empire russe dans la guerre russo-turque (1877-1878), le Congrès de Berlin est convoqué sous l’égide du chancelier allemand Otto von Bismarck pour résoudre la question de l’Orient et réorganiser les frontières des Balkans. Ce congrès marque une étape décisive dans le réajustement géopolitique de l’Europe.
Le traité qui en résulte, signé en juillet 1878, consacre des changements territoriaux majeurs, dont l’un des plus significatifs est l’indépendance de la Bulgarie, qui est reconnue comme un État autonome sous la suzeraineté ottomane. Cependant, ce processus d’indépendance est partiellement limité, car la Russie cherchait à protéger son influence sur la région, ce qui entraîne une division des territoires et une répartition des zones d’influence entre les grandes puissances européennes.
Le même congrès reconnaît également l’indépendance complète de la Roumanie en 1881, qui est parachevée par la création d’une Église nationale roumaine en 1885. Cette indépendance s'inscrit dans un cadre plus large de réorganisation des États des Balkans, marquée par l’émergence d’une Roumanie moderne.
La Serbie, quant à elle, obtient son autonomie en 1830, avec la reconnaissance de la Principauté de Serbie. Cependant, c’est en 1878, après la guerre russo-turque et le Congrès de Berlin, que la Serbie voit son indépendance pleinement reconnue, consolidée par un accord international le 13 juillet 1878. Ces évolutions marquent la fin de la domination ottomane dans les Balkans et le début de l’affirmation des États nationaux balkaniques.
Cependant, l’Empire ottoman, bien qu’affaibli, conserve encore des territoires en Europe. La Thrace orientale et Istanbul (anciennement Constantinople) demeurent sous contrôle ottoman après le Congrès de Berlin. Cette situation perdure jusqu’en 1913, lorsque, à l’issue des deux guerres balkaniques, la position ottomane en Europe devient de plus en plus précaire. Le Traité de Londres (mai 1913) et le Traité de Bucarest (10 août 1913) marquent la fin de l'Empire ottoman en Europe, ne laissant à ce dernier que la Thrace orientale et la ville de Istanbul, avant son démembrement complet à la fin de la Première Guerre mondiale.
Ces événements soulignent l’affaiblissement progressif de l’Empire ottoman et le redécoupage des frontières des Balkans, qui deviennent un foyer de rivalités entre les puissances européennes, les nationalismes locaux et les nouvelles ambitions impériales. La fin de la domination ottomane dans les Balkans et la naissance des nouveaux États balkaniques posent les bases des conflits qui secoueront la région au XXe siècle.
Les colonies en 1914
L’empire britannique a des possessions qui ont déjà une certaine autonomie comme le Canada qui était un dominion sous l’autorité de la monarchie britannique, mais avec un gouvernement indépendant assez poussé. Cela vaut aussi pour l’Australie.
Les indes n’étaient pas quelque chose de cohérent politiquement, culturellement et socialement avant l’arrivée du colonisateur. La création de l’Inde comme une nation imaginée est l’œuvre des colonisateurs et après au XXème siècle des mouvements nationalistes. Pour rendre compte de cette réalité hybride qui est une unification des indes par la force coloniale on a appelé les indes un empire. Le vice roi britannique qui régnait sur l’Inde était le représentant de la couronne britannique et notamment la reine Victoria qui a présidée cette extension impériale de la Grande-Bretagne était aussi impératrice de l‘Inde.
Les contemporains voulaient dire qu’il y a avec une structure hétérogène sur ce semi-continent, mais on y règne ensemble. Afin de rendre compte de cette réalité, on utilise le terme empire.
À l'intérieur de l’empire britannique il y a un autre empire qui est l’Inde. Ce sont des ensembles politiques et culturels, religieux et linguistiques qui sont unis par une certaine volonté politique, mais pas par la cohérence des personnes qui sont dedans.
L’Amérique latine est constituée d’États indépendants depuis longtemps, mais ils sont sous influence. L’impérialisme de cette époque n’a pas nécessairement besoin de colonie, on peut faire de l’impérialisme commercial et militaire. Les États-Unis ont toujours préférés un empire informel et pas de domination de colonie directe.
Il y a très peu de parties du monde qui ne sont pas colonisées et cela s’aggrave dans les années 1920 lorsque les français et les britanniques prennent des protectorats, la politique de l’extension colonialiste sont les années 1920.
La Thaïlande n’a jamais été colonisée, mais aussi l’Éthiopie qui vont tirer une certaine fierté de cela. Peu d’ensembles politiques indépendants peuvent se targuer de n’avoir été colonisé.
Les autres territoires comme la Chine étaient indépendant mais sous tutelle des grandes puissances.
Les empires coloniaux
La course aux colonies
La course à l’Afrique ne concerne pas seulement les français et les britanniques mais aussi d’autres puissances européennes comme la Belgique au Congo belge et l’arrivée des allemands dans le sud ouest africain et en Afrique orientale, tout autant que dans une partie du Cameroun.
La politique brève des allemands depuis les années 1890 seulement a menée à des possessions. Il y a des possessions allemandes dans le pacifique également ainsi que sur le territoire chinois. Il faut noter que la brasserie Tshin Tao a été fondée par les colons allemand.
La division de l'Afrique
À un moment dans les années 1880, il fallait avoir un pied en Afrique. Les français étaient présent en Afrique du nord, les britanniques dans le sud tout comme les néerlandais. Les anglais étaient intéressés déjà par l’Égypte, mais autrement c’était un continent largement inconnu et non gouverné par des européens. Cela change rapidement.
Cela est fait par la politique internationale et pas seulement de la compétition sauvage. Cela était lancé par des aventuriers, des géographes, des ethnologues, des missionnaires qui voulaient diffuser la religion chrétienne, des aventuriers militaires, mais pas nécessairement les États eux-mêmes.
Très souvent on a suivi des initiatives privées quand il y avait des problèmes. Ces privés sont les « men on the spot », des personnes sur le terrain qui ont poussés les limites de la domination coloniale. Lorsqu’il y avait des problèmes, ils ont fait appelle à leur nation respective en augmentant la gloire nationale.
Il y avait beaucoup de doutes, mais évidemment ces aventuriers ont très souvent justifiés l’implication européenne par la présence de matières premières. On a essayé d’intéresser le pouvoir.
L’autre niveau mène à l'intérieur de cette Europe qui est quand même pacifiée. Il n’y a pas de conflits armés en Europe sauf sur les Balkans, mais sur le territoire depuis la guerre franco-allemande de 1870 – 1871 et la fin de l‘unification italienne il n’y a pas de guerres, soit plus de 40 ans de paix jusqu’à la première guerre mondiale.
Les nations européennes ont des ambitions, mais ne veulent pas risquer la paix en Europe, c’est pourquoi les rencontre mêmes entre troupes comme à Fachoda donnent lieu à des résolutions diplomatiques.
La conférence de Berlin
Lors de la conférence de Berlin on divise le continent sous la médiation de Berlin alors que l’Allemagne ne possédait pas encore de colonies. Les européens vont se partager des zones d’influences.
On voulait éviter dans cette course vers l’Afrique qu’il y ait des accrochages et c’est pourquoi il y a de la politique internationale à ce moment, de la politique multilatérale afin de régler le problème.
À ce moment, on donne des consignes pour ces corridors d’influence. Il y a une distribution géographique entre les français et les britanniques et il y a des possessions individuelles. à ce moment les allemands ne veulent pas aller dans ce sens, mais c’est la première fois que l’Allemagne est considérée comme arbitre pour les conflits entre les très grandes puissances, c’est le signe d’être admis dans la cour des grandes puissances.
L’impérialisme américain
Les américains commencent non pas seulement à coloniser, mais aussi à étendre leur zone d’influence à de grandes distances. C’est une extension vers l’Asie afin de ne pas laisser les autres se distribuer une région précieuse, porteuse et intéressante.
Expansion du Japon depuis 1875
Le Japon est un pays qui a juste ouvert ses portes à la modernisation économique à partir de l’ère Meiji. Dans les années 1870, les japonais commencent à s’étendre, ils ont intensément regardé ce qu’on fait les européens.
Cette extension s’est faite surtout vers la Corée et les territoires de la Chine, mais cette extension est freinée par la zone d’influence russe créant des problèmes.
La colonisation comme instrument de grandeur national
Avec Paul Broca, il y a le développement d’une science-sociale sur les pays non-civilisés. Il y le lien entre le projet de domination géopolitique et les savoirs, connaissances ainsi que les dogmes et les idéologies avec le racisme scientifique qui était l’idéologie la plus néfaste et la plus influente.
La société pour la colonisation allemande fondée en 1884 était une association populaire afin d’inciter l’Allemagne à se lancer dans des conquêtes coloniales.
Ce sont les « men on the spot » qui avancent avant les puissances européennes et essaient de s’implanter tout en produisant un savoir sur les peuples, la nature, la faune et la flore. C’est une découverte profonde sans prendre les peuples autochtones au sérieux.
Guerres coloniales autour de 1900
Le continent européen sauf les Balkans, tout ce qui se passe militairement et des confrontations importantes entre des puissances nouvelles ou entre puissances européennes et peuples autochtones, est cruel et meurtrier. Tout se passe hors de l’Europe.
Tout ce qui est militaire comme les expérimentations avec les nouvelles armes, les nouvelles stratégies militaires se font dans les colonies. On ne peut savoir avant 1914 la puissance des autres nations.
- 1894 – 1895 : guerre sino-japonais
A mené à l’occupation de Taïwan par les japonais.
- 1904 – 1905 : guerre russo-japonaise
Le Japon a énormément industrialisé son pays, a une organisation copiée des européens, a de armes modernes et une organisation beaucoup plus efficace que les russes, gagnant contre la puissance russe qui est une masse démographique et territoriale fantastique. Cette Russie perd une guerre contre une jeune nation ambitieuse.
1905 est aussi la première révolution russe, mais il y a déjà une révolte interne, un soulèvement notamment de la bourgeoisie libérale qui critique le règne du tsar comme n’étant plus adapté à l’époque.
Cela amène à une contestation du règne du tsar. C’est dans un certain sens comparable à ce qui s’est passé en 1948 en Europe. C’est une révolution qui n’aboutie pas totalement, mais mène a des changements internes.
- 1898 : guerre entre l’Espagne et les États-Unis (Cuba, Philippines)
La guerre contre l’Espagne et les États-Unis a choquée les gens dans le cadre d’une guerre coloniale. Pour la région c’était très important, ce fut une guerre cruelle et meurtrière. Il y avait beaucoup de critiques de ce que faisaient les américains sur les philippines. C’est la première fois qu’on a utilisé contre les populations civiles des camps de concentration.
- 1899 – 1902 : guerre de Boers
La guerre des Boers est un guerre entre colons néerlandais anciens car les anglais veulent le contrôle total de ce pays avec l’attrait des mines et des diamants, la valeur stratégique du Cap Horn. Les anglais voulaient homogénéiser la structure.
La guerre des boers est intéressante parce qu’elle fut meurtrière et cruelle. Les anglais ont mis en place des camps de concentration entre les soldats noirs des deux côtés.
La guerre des boers était très populaire en Angleterre, il y avait une propagande chauviniste et militariste qui a soutenue le gouvernement anglais. C’est le va et vient entre métropole et périphérie qui est intéressant.
- 1900 – 1901 : guerre des boxers
Tout autour de 1900 les grandes puissances sont intervenues ensemble faisant constamment des décisions sur les conflits coloniaux.
- 1904 1907 : génocides des hereros
C’est l’une des dernières colonies de l’Allemagne dans le sud-ouest africain où les hereros résistent contre les colonisateurs. Les allemands envoient beaucoup de troupes, ce sont des guerres non-formelles. Les troupes allemandes réagissent contre la résistance de la population civile par des regroupements, mais aussi par des stratégies de délocalisation de population et en ce processus massacre plusieurs milliers de hereros soit 80% de la population. C’était un génocide même si le mot de génocide n’existait pas alors.
L’Europe pacifiée, l’Europe paisible, civilisée ; là où la vraie compétitions autour des ressources est déjà extrêmement militarisée et violente pose l’interrogation de savoir si cela est une préparation pour la première guerre mondiale. Il y a des liens, mais on ne peut pas dire que c’est vrai ou faux.
Annexes
- Guastini Riccardo. Les classes et les nations à l'ère de l'impérialisme. In: L Homme et la société, N. 18, 1970. Sociologie économie et impérialisme. pp. 91-98.
- Pieter M. Judson « L'Autriche-Hongrie était-elle un empire ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales 3/ 2008 (63e année) , p. 563-596 . URL : www.cairn.info/revue-annales-2008-3-page-563.htm.
- Traité de Bucarest (1913).doc
- Foreign Affairs,. (2015). How Europe Conquered the World. Retrieved 8 October 2015, from https://www.foreignaffairs.com/articles/europe/2015-10-07/how-europe-conquered-world