Introduction à l'histoire de l'Europe du XIXème siècle au XXème siècle

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L’histoire de l’Europe du XIXᵉ siècle au XXᵉ siècle se déploie dans un moment de profondes mutations où s’entrecroisent transformations politiques, bouleversements sociaux, révolutions économiques et recompositions culturelles. Cette séquence historique, qui s’étend de la fin de l’époque napoléonienne aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale, est marquée par l’émergence d’une modernité européenne qui redéfinit les équilibres internes du continent tout en projetant son influence sur le reste du monde. Elle se situe à la croisée de deux dynamiques complémentaires : d’un côté, l’affirmation de l’État-nation et de nouvelles idéologies politiques, de l’autre, l’industrialisation et la mondialisation qui modifient durablement les structures sociales et économiques.

Le XIXᵉ siècle s’ouvre sur le Congrès de Vienne (1815), qui tente de rétablir un ordre monarchique stable après les bouleversements révolutionnaires et impériaux. Pourtant, cette restauration est rapidement contestée par l’irruption des nationalismes, des mouvements libéraux et des aspirations démocratiques qui transforment progressivement la carte politique du continent. Les révolutions de 1830 et de 1848, la lente unification de l’Italie et de l’Allemagne, ou encore l’essor des empires coloniaux témoignent de cette tension permanente entre héritage de l’Ancien Régime et forces nouvelles de la modernité politique. Dans ce contexte, la construction des États-nations devient le fil directeur de l’histoire européenne, accompagnée d’un débat constant entre conservatisme et progrès.

Sur le plan économique et social, l’Europe connaît une transformation sans précédent avec la révolution industrielle, amorcée en Grande-Bretagne et progressivement diffusée sur le continent. Elle entraîne une urbanisation rapide, la naissance d’une classe ouvrière et de nouvelles formes de conflits sociaux. Le capitalisme industriel, puis financier, modifie les rapports de production et suscite de nouveaux cadres de pensée, du libéralisme économique au socialisme, en passant par le marxisme. Cette mutation structurelle inscrit l’Europe dans un système mondial de plus en plus intégré, renforcé par l’expansion coloniale et les réseaux commerciaux internationaux.

La fin du XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ siècle voient l’Europe dominer le monde à travers ses empires et ses innovations technologiques, mais cette puissance est fragile et traversée de rivalités croissantes. Les alliances militaires, les compétitions impériales et l’essor des nationalismes exacerbés conduisent à la Première Guerre mondiale, conflit total qui met à l’épreuve la capacité des sociétés à supporter une violence inédite. La guerre de 1914–1918 inaugure une ère nouvelle où s’opposent démocratie libérale, totalitarismes et nouvelles formes de régimes autoritaires. L’entre-deux-guerres, marqué par la crise économique mondiale de 1929, prépare un second conflit majeur, la Seconde Guerre mondiale, qui redessine radicalement la carte politique et accélère la fin de l’hégémonie européenne.

L’introduction à cette période doit donc être comprise comme l’étude d’une Europe en transition, dont les dynamiques internes – construction des États, mutations économiques, idéologies politiques, tensions sociales – ne peuvent être séparées de son rôle international, qu’il s’agisse de l’expansion coloniale, des rivalités impériales ou des deux guerres mondiales. De la tentative de restauration post-napoléonienne à l’effondrement des illusions impériales après 1945, l’histoire européenne illustre à la fois la quête de stabilité et les forces de désordre qui façonnent le destin du continent et du monde.

Evolutions des conceptions de la nation dans le courant du XIXème siècle[modifier | modifier le wikicode]

Le XIXᵉ siècle constitue un moment fondateur dans l’histoire des conceptions de la nation. C’est au cours de cette période que se fixent les représentations intellectuelles et politiques qui orientent non seulement les pratiques des États européens, mais aussi les mouvements populaires, les révolutions et les luttes d’indépendance. Le langage moderne de la nation prend alors forme : il fournit des catégories de pensée encore centrales aujourd’hui pour définir et comprendre le national. Si les siècles précédents avaient vu émerger des identités collectives, des États centralisés ou des communautés religieuses et dynastiques, le XIXᵉ siècle impose la nation comme unité fondamentale de légitimation politique et de projection historique.

La première conception qui se développe est dite « libérale », héritière des Lumières et des révolutions américaine et française. Dans cette perspective, la nation est envisagée comme une communauté politique fondée sur l’adhésion des citoyens à des principes communs. Elle repose sur l’idée que la souveraineté réside dans le peuple, que les libertés fondamentales doivent être garanties et que la nation s’incarne dans un contrat social librement consenti. La nation n’est donc pas une donnée naturelle, mais une construction politique qui naît de la volonté des individus d’appartenir à un corps politique commun. Ernest Renan exprimera plus tard cette tradition en parlant de la nation comme d’un « plébiscite de tous les jours », insistant sur l’aspect volontaire et civique de l’appartenance nationale.

Cette conception libérale irrigue plusieurs mouvements européens du XIXᵉ siècle. Les révolutions de 1830 et de 1848 sont portées par des élites qui associent l’idée nationale à la lutte pour les constitutions, la liberté de la presse, le suffrage représentatif et la participation politique. Dans ce cadre, la nation devient synonyme de liberté, un espace où les droits civils et politiques garantissent l’intégration des citoyens. On retrouve cette orientation dans le Risorgimento italien ou les mouvements libéraux allemands, polonais et hongrois, où la revendication nationale se confond avec l’exigence de libertés face aux monarchies absolues et aux empires multiethniques.

À côté de cette vision se déploie une autre approche, dite « culturelle » ou « romantique », qui prend une importance croissante en Allemagne et en Europe centrale. Inspirée par les philosophies de Herder ou de Fichte, elle conçoit la nation comme une communauté de langue, de culture, d’histoire et de traditions partagées. La nation est ici un fait spirituel et organique qui précède l’État et s’enracine dans la mémoire collective. Cette vision valorise l’authenticité, la continuité et l’unicité de chaque peuple, et devient un instrument puissant pour les populations soumises aux empires multinationaux – austro-hongrois, russe ou ottoman – qui trouvent dans leur singularité culturelle un argument pour revendiquer une existence politique.

Entre ces deux conceptions – l’une civique et libérale, l’autre culturelle et romantique – se dessine une pluralité de trajectoires. La France illustre la prédominance d’un modèle universaliste où la nation se définit par l’adhésion à des principes politiques, tandis que l’Allemagne incarne une tendance plus ethnoculturelle, valorisant la langue et l’ethnie comme critères d’appartenance. Hans Kohn théorisera plus tard cette distinction en opposant un « nationalisme occidental » civique à un « nationalisme oriental » ethnique, mais ses racines se trouvent bien dans les expériences contrastées du XIXᵉ siècle.

La nation devient également à cette époque à la fois un principe d’unification et un principe de fragmentation. Elle sert de moteur à la construction d’États-nations unifiés, comme l’Italie et l’Allemagne, mais elle fragilise aussi les grands ensembles impériaux en donnant aux minorités les moyens idéologiques de contester l’ordre établi. Les tensions générées par cette double dynamique sont au cœur des bouleversements politiques de l’Europe centrale et orientale, où la diversité linguistique et ethnique se heurte aux ambitions des nationalismes émergents.

Le XIXᵉ siècle ne se limite pas à une transformation interne au continent. L’idée nationale devient un modèle exporté, à travers l’expansion coloniale, vers d’autres régions du monde. Elle nourrit les entreprises impériales des métropoles, mais fournit également aux futurs mouvements anticoloniaux le langage et les justifications de leur combat. L’Europe ne forge donc pas seulement ses propres nations : elle transmet au reste du monde un cadre conceptuel qui servira de levier aux luttes d’indépendance du XXᵉ siècle.

Ces différentes conceptions, entre projet politique et enracinement culturel, entre principe d’intégration et facteur de division, constituent l’héritage intellectuel du XIXᵉ siècle. Elles façonnent durablement les représentations de la nation en Europe et au-delà, et offrent les bases sur lesquelles se construira l’histoire mouvementée du long vingtième siècle.

La conception libérale de la nation[modifier | modifier le wikicode]

« Tout homme étant libre et maître de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. »

Jean-Jacques Rousseau, Contrat social (1762)

La première grande conception de la nation qui s’affirme à la charnière du XVIIIᵉ et du XIXᵉ siècle est la conception libérale, que l’on peut faire remonter à l’héritage des Lumières et plus particulièrement au Contrat social de Rousseau. Dans ce texte fondateur, Rousseau pose un principe décisif : l’individu est libre et maître de lui-même, et nul ne peut être assujetti sans son consentement. Cette affirmation ne constitue pas seulement une théorie du droit naturel, elle ouvre la voie à une redéfinition radicale de la souveraineté. Si l’individu n’est soumis qu’à ce à quoi il consent, alors le lien politique ne peut plus résider dans la personne d’un monarque ou dans l’ordre dynastique ; il doit être situé dans la collectivité des citoyens, réunis par une volonté commune.

De ce principe découle une idée centrale pour la pensée nationale : la nation est une construction politique fondée sur un contrat. Elle résulte de la réunion volontaire des citoyens, qui délèguent leurs volontés particulières à une volonté générale. Dans cette perspective, la nation et le peuple se confondent : la nation n’est pas une entité transcendante qui préexiste aux individus, mais l’expression collective de leur libre adhésion à un projet politique commun. Cette souveraineté nationale, érigée contre le pouvoir monarchique absolu, fonde l’autorité du peuple et nie toute légitimité au roi en dehors de son rôle éventuel de représentant. Même dans le cadre d’une monarchie parlementaire, le roi ne peut être qu’un mandataire de la nation et non son incarnation, car la nation existe par elle-même et s’affirme comme la source unique du pouvoir politique.

Ce modèle se comprend pleinement dans le contexte révolutionnaire français. En 1789, la chute de l’Ancien Régime entraîne la disparition des corps intermédiaires qui structuraient jusque-là la vie collective : corporations, confréries, ordres, privilèges locaux. Ces institutions liaient les individus entre eux et à l’État monarchique, en imposant des formes d’appartenance obligatoires qui organisaient la société. Leur abolition, proclamée par l’Assemblée nationale constituante au nom de l’égalité et de la liberté, délie les individus de ces attaches traditionnelles et laisse la société dépourvue de cadres de cohésion. La monarchie absolue ayant également disparu, il faut inventer un nouveau principe de structuration collective. Ce rôle est assumé par la nation, conçue comme une communauté politique englobante capable de rassembler des individus désormais autonomes.

La nation libérale remplit donc une fonction fondamentale : elle donne un cadre à la vie commune dans une société où les anciens liens obligatoires ont été dissous. Ce cadre se veut volontaire, universel et rationnel. Il permet de regrouper dans une même entité politique des individus différents par leur langue, leur culture, leur origine sociale ou leur histoire régionale. La France de la fin du XVIIIᵉ siècle illustre cette ambition : pays profondément divers sur les plans linguistique et culturel, elle est pensée par les révolutionnaires comme une nation une et indivisible, capable d’intégrer tous ses habitants au-delà de leurs différences. Le principe national devient alors un instrument d’unification politique, qui transcende les clivages et proclame l’égalité de tous les citoyens au sein d’un même corps.

Cette conception libérale de la nation, née dans le creuset révolutionnaire, marque durablement le XIXᵉ siècle. Elle inspire les mouvements libéraux européens qui associent la cause nationale à la conquête des libertés politiques : constitution, suffrage, liberté de la presse, représentation parlementaire. Elle nourrit les révolutions de 1830 et de 1848, ainsi que les grands mouvements d’unification comme le Risorgimento italien. La nation apparaît dans ce cadre comme le produit d’un contrat politique et le garant des droits individuels, un espace où la liberté de chacun trouve sa réalisation dans l’appartenance collective.

Qu’est-ce qu’une nation ?[modifier | modifier le wikicode]

Ernest Renan dans les années 1870, photographie d'Adam-Salomon.

En 1882, Ernest Renan prononce à la Sorbonne une conférence restée célèbre, intitulée Qu’est-ce qu’une nation ?. Dans ce texte, il s’efforce de définir la nation non comme un fait de nature, ni comme une donnée imposée par l’histoire ou par la géographie, mais comme une construction consciente et volontaire. Renan insiste sur le caractère électif et contractuel de l’appartenance nationale : une nation se fonde sur le désir de vivre ensemble et sur la volonté collective d’entretenir une mémoire commune. Elle n’est pas une réalité figée mais un acte de choix réaffirmé chaque jour, ce qu’il résume dans une formule célèbre, la nation comme « un plébiscite de tous les jours ».

Ce discours illustre et cristallise la conception libérale de la nation. Elle s’appuie sur l’affirmation de la liberté individuelle et sur le libre arbitre de chacun à consentir à son appartenance à une communauté politique. L’individu ne fait pas partie d’une nation par la contrainte de la naissance ou par une assignation extérieure, mais par une adhésion volontaire. C’est en ce sens une conception universaliste : n’importe qui peut devenir membre d’une nation donnée, qu’elle soit française, italienne ou allemande, dès lors qu’il choisit de s’y intégrer et d’en partager le projet collectif. L’appartenance nationale relève moins de l’héritage que de l’engagement, moins de la filiation que de la volonté.

Cette dimension universaliste n’est pas propre à la France, même si elle y trouve son expression la plus emblématique. On la retrouve, dans des formes diverses, à travers une grande partie de l’Europe occidentale au XIXᵉ siècle. Elle inspire les mouvements libéraux et les révolutions qui associent l’idée nationale à la conquête des libertés politiques, mais aussi aux valeurs de citoyenneté et de participation. Elle donne à la nation une vocation inclusive : ce qui unit les membres d’une nation, ce n’est pas une origine commune ou une langue unique, mais une volonté partagée de se reconnaître dans un même corps politique.

Il faut toutefois mesurer l’écart entre ce principe et sa mise en œuvre historique. Depuis les guerres de conquête napoléoniennes, la France incarne souvent une autre dimension, impériale et coercitive, de l’idée nationale. L’expansion militaire a imposé l’identité française à des populations sans leur consentement, tandis que certaines catégories de personnes désireuses de devenir françaises en furent exclues par des barrières juridiques et politiques. La conception universaliste proclamée coexiste donc avec des pratiques restrictives ou contradictoires. Elle demeure davantage un horizon normatif qu’une réalité appliquée, mais cet horizon a une portée considérable : il sert de référence dans les débats, il structure les revendications et il fournit un langage de droits mobilisable par les acteurs politiques.

Au moment même où Renan énonce sa définition, d’autres conceptions de la nation s’affirment ailleurs en Europe. Dans les régions soumises à des empires multinationaux, ou là où les mouvements romantiques exercent une influence croissante, on voit émerger des visions concurrentes qui définissent la nation non par l’adhésion politique et volontaire, mais par des critères culturels, linguistiques ou ethniques. Ces conceptions « culturelles » ou « organiques » de la nation proposent une tout autre logique d’appartenance et vont devenir, à partir de la fin du XVIIIᵉ siècle et tout au long du XIXᵉ, un puissant moteur de mobilisation et de conflit.

Les conceptions culturelles ou ethniques de la nation[modifier | modifier le wikicode]

À côté de la conception libérale et volontaire de la nation, qui s’affirme surtout en France et dans une partie de l’Europe occidentale, s’élabore dès la fin du XVIIIᵉ siècle une autre approche, ancrée dans les traditions intellectuelles de l’Europe centrale et orientale. Cette conception dite culturelle ou ethnique conçoit la nation non comme le résultat d’un contrat entre citoyens libres, mais comme une communauté organique qui précède l’État et qui s’impose aux individus par la force de l’histoire, de la langue, de la culture et des traditions partagées.

Les sources philosophiques de cette vision se trouvent notamment chez Johann Gottfried Herder, qui développe l’idée que chaque peuple (Volk) possède un génie propre exprimé dans sa langue, ses coutumes et sa poésie populaire. Selon lui, la nation n’est pas une construction artificielle, mais l’émanation naturelle d’une communauté historique et culturelle. Cette conception est reprise et radicalisée par Johann Gottlieb Fichte, dans ses Discours à la nation allemande (1808), prononcés à Berlin alors occupée par les troupes napoléoniennes. Fichte y affirme que la nation allemande existe avant tout par sa langue et par sa culture, qui sont le socle intangible de son identité. L’appartenance nationale devient ici affaire de filiation et de continuité historique, et non de choix volontaire.

Dans cette perspective, l’individu n’entre pas dans la nation par un acte de libre consentement ; il y est inséré par naissance, par héritage et par transmission. La nation est donc définie par des critères objectifs – langue, culture, religion, histoire partagée – qui s’imposent aux individus. Cette vision rejette l’universalité abstraite de la conception libérale : on ne devient pas membre d’une nation par simple volonté, mais parce que l’on partage une essence collective transmise de génération en génération. Elle valorise les spécificités et les différences entre les peuples, chaque nation étant conçue comme une entité unique, dotée d’une vocation particulière.

L’impact politique de cette conception est considérable au XIXᵉ siècle, en particulier dans les régions dominées par de grands empires multinationaux – austro-hongrois, ottoman et russe. Dans ces contextes, la définition de la nation par la langue et par la culture devient un outil de revendication et de mobilisation. Les peuples soumis s’appuient sur leurs traditions, leur mémoire et leur identité culturelle pour réclamer l’autonomie ou l’indépendance. Les mouvements nationaux tchèques, hongrois, polonais ou serbes s’enracinent dans cette logique. Le réveil des cultures populaires, la codification des langues, la mise en valeur des traditions folkloriques ne sont pas de simples activités savantes : ils participent d’une entreprise politique visant à prouver l’existence de nations légitimes, appelées à se constituer en États.

Cette conception culturelle conduit également à des différences profondes entre l’Ouest et l’Est de l’Europe. En France ou au Royaume-Uni, la nation est d’abord pensée comme une communauté politique, et l’intégration est ouverte aux individus par l’adhésion à des principes communs. En Allemagne ou en Europe centrale, elle est conçue comme une communauté de culture et de langue, qui exclut plus facilement ceux qui n’en partagent pas les fondements. Ce contraste marquera durablement l’histoire européenne.

Le romantisme joue un rôle clé dans la diffusion de ces conceptions culturelles. Il valorise les particularités locales, l’authenticité des traditions, le lien profond entre l’homme et son milieu. La littérature, la poésie et l’histoire nationale deviennent des instruments puissants de construction identitaire. La nation n’est plus seulement un espace politique mais un corps vivant, une âme collective qui transcende les individus. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’idée d’une « mission » propre à chaque peuple, parfois associée à des revendications messianiques, comme en Pologne après les partages du XVIIIᵉ siècle.

En se diffusant, cette conception culturelle de la nation n’a pas seulement une fonction émancipatrice. Elle porte aussi en germe des formes d’exclusivisme et de nationalisme radical. En définissant la nation par des critères objectifs et souvent inaltérables – langue, sang, héritage historique – elle tend à exclure ceux qui ne correspondent pas à ces critères, et à rigidifier les frontières de l’appartenance. Elle prépare le terrain à des formes d’ethnonationalisme qui marqueront profondément la fin du XIXᵉ siècle et le XXᵉ siècle.

Madame de Staël : principe des nationalités[modifier | modifier le wikicode]

Le terme de « nationalité » et l’expression de « principe des nationalités » apparaissent pour la première fois sous la plume de Madame de Staël (1766–1817) en 1810 dans son ouvrage De l’Allemagne. Figure cosmopolite, à la fois issue de la tradition des Lumières et témoin des bouleversements de l’Europe révolutionnaire et napoléonienne, elle observe depuis sa position de Suissesse d’adoption la France, l’Italie et surtout l’Allemagne, encore morcelée en une multitude d’États. Dans ce livre, elle s’efforce de comprendre comment il est possible de concevoir une nation allemande alors même qu’il n’existe pas d’État unifié, mais seulement un ensemble de principautés et de structures politiques divergentes.

C’est dans ce contexte qu’elle forge une idée décisive : une nation n’est pas nécessairement le produit d’un choix politique ou d’une volonté élective. Elle peut aussi reposer sur une culture commune qui relie les individus indépendamment des institutions qui les gouvernent. Les Allemands, explique-t-elle, ne sont pas unis par un contrat social ou par une volonté générale comparable à celle de la Révolution française ; ils sont unis par la langue, par les traditions et par un héritage culturel partagé. Le sentiment d’appartenance nationale naît de cette communauté culturelle, qui préexiste aux États et transcende leurs divisions.

Cette conception s’oppose radicalement à la définition libérale de la nation. Dans la perspective de Rousseau puis de Renan, la nation repose sur l’adhésion volontaire des citoyens, sur un acte de choix qui fonde la souveraineté nationale. Chez Madame de Staël, au contraire, l’appartenance à la nation n’est pas choisie mais héritée : elle s’impose aux individus parce qu’ils partagent une culture, une langue et une mémoire collective. C’est précisément ce qui permet d’expliquer l’existence de communautés nationales dans des espaces fragmentés, comme l’Allemagne ou l’Italie du début du XIXᵉ siècle, où aucune structure politique unifiée ne correspond encore à ces ensembles culturels.

La pertinence de cette analyse apparaît clairement après le Congrès de Vienne de 1815, qui redessine la carte politique de l’Europe après les guerres napoléoniennes. L’Allemagne est alors constituée de trente-huit entités politiques – trente-quatre principautés et quatre villes libres – regroupées dans une confédération lâche, le Bund. Malgré ce morcellement institutionnel, il existe une relative homogénéité linguistique et culturelle, qui permet de concevoir un sentiment d’unité allemande. Madame de Staël souligne que les frontières étatiques issues du Congrès de Vienne ne coïncident pas avec les ensembles nationaux tels qu’elle les définit : d’un côté, les constructions politiques imposées par les souverains ; de l’autre, les communautés culturelles enracinées dans la langue et les traditions.

Cette distinction est fondamentale car elle révèle l’écart entre États et nations. Dans certains cas, comme en France, la coïncidence est relativement forte : l’État français correspond globalement à une population parlant la même langue et partageant une histoire commune. Mais dans d’autres contextes, comme l’Allemagne ou l’Italie, la disparité est manifeste. Les ensembles culturels, relativement homogènes du point de vue linguistique et historique, ne trouvent pas encore leur traduction politique. C’est précisément dans ces espaces que s’affirme la conception culturelle ou ethnique de la nation, qui se développera tout au long du XIXᵉ siècle comme une force de mobilisation politique et un instrument de revendication unitaire.

Johann Gottfried Herder : Conception du Volksgeist[modifier | modifier le wikicode]

La pensée de Johann Gottfried Herder (1744–1803) occupe une place centrale dans l’élaboration de la conception culturelle de la nation. Dès la fin du XVIIIᵉ siècle, il propose une définition originale de l’appartenance collective qui repose sur l’idée d’un Volksgeist, littéralement « l’esprit du peuple » ou « l’âme d’un peuple ». Par cette notion, Herder entend souligner que chaque communauté humaine possède une essence propre, une singularité irréductible qui se manifeste dans sa langue, ses coutumes, ses traditions, sa mémoire et sa sensibilité collective. La nation n’est donc pas une construction artificielle issue d’un contrat volontaire, mais une entité organique façonnée par l’histoire et par la culture.

Cette conception s’inscrit en opposition à l’universalisme abstrait des Lumières françaises, qui affirmaient des principes de raison valables pour tous les hommes. Pour Herder, l’humanité est composée d’une pluralité de peuples, chacun porteur d’un génie particulier. La diversité des langues et des cultures ne doit pas être vue comme une imperfection à surmonter mais comme une richesse qui fonde la vitalité du monde. Chaque peuple a une vocation propre et ne peut être réduit aux normes d’un autre. La nation devient ainsi une communauté naturelle, héritée et enracinée, où l’individu est d’abord membre d’un peuple avant d’être citoyen d’un État.

Cette idée de Volksgeist prend une résonance particulière dans le contexte allemand de la fin du XVIIIᵉ et du début du XIXᵉ siècle. L’Allemagne n’existe pas encore comme État-nation, mais comme une mosaïque de principautés, d’évêchés et de cités. Pour fonder l’idée d’une unité nationale malgré cette fragmentation politique, il fallait se tourner vers des éléments plus profonds que les institutions : la langue allemande, les récits populaires, les coutumes, les manières de vivre et de penser. Herder identifie précisément dans ces traits communs la présence d’un esprit collectif qui relie les Allemands par-delà les frontières dynastiques et les divisions territoriales.

Le Volksgeist ne se donne pas immédiatement à voir, il doit être mis en lumière et révélé. C’est le rôle que Herder attribue aux lettrés, aux écrivains et aux poètes, qui par leurs travaux de collecte et d’interprétation rendent perceptible cette âme du peuple. La redécouverte des traditions folkloriques, la mise par écrit des contes et des chansons populaires, ou encore la codification des langues vernaculaires, deviennent au XIXᵉ siècle autant de moyens de manifester l’existence d’une nation culturelle. Cette entreprise, amorcée par Herder, sera poursuivie par ses successeurs et connaîtra un essor considérable dans la pensée romantique allemande.

La force de cette conception tient à ce qu’elle fonde la nation sur des critères vécus et transmis plutôt que sur une décision politique. Là où la tradition libérale, héritée de Rousseau et de Renan, définit la nation comme un contrat volontaire, Herder la pense comme une communauté organique qui s’impose aux individus. Le sentiment national découle non d’un choix électif, mais d’une appartenance culturelle profonde, enracinée dans la langue et la mémoire collective.

Les frères Grimm[modifier | modifier le wikicode]

L’entreprise des frères Jacob Grimm (1785–1863) et Wilhelm Grimm (1786–1859) illustre parfaitement la manière dont la conception culturelle de la nation s’est incarnée dans des pratiques savantes et littéraires au début du XIXᵉ siècle. Dès 1806, ils commencent à collecter des contes populaires dans les campagnes germaniques, et en 1812 paraît leur premier recueil, les Kinder- und Hausmärchen (Contes de l’enfance et du foyer), qui connaîtra un immense succès et sera régulièrement enrichi. À première vue, il s’agit d’un travail de folkloristes soucieux de sauvegarder un patrimoine oral menacé par la modernisation et l’urbanisation. Mais derrière cette démarche se profile une véritable entreprise nationale.

Les frères Grimm parcourent les régions qu’ils considèrent comme faisant partie de l’espace germanique et constatent que des récits similaires, parfois identiques, sont racontés de la Rhénanie à la Saxe, de la Hesse au Schleswig. Ces correspondances ne sont pas interprétées comme de simples coïncidences, mais comme la preuve de l’existence d’une culture commune qui transcende les frontières politiques éclatées de l’Allemagne d’alors. En rassemblant, ordonnant et publiant ces histoires, ils ne se contentent pas de préserver un folklore : ils construisent un corpus national, un socle culturel censé démontrer l’unité profonde du peuple allemand.

Leur travail participe ainsi à la définition de l’Allemagne comme Kulturnation, une nation fondée non sur un État mais sur une culture partagée. Là où la conception libérale de la nation s’appuyait sur la volonté politique et l’adhésion des citoyens, la démarche des Grimm s’inscrit dans la lignée de Herder : elle suppose que la nation existe déjà dans la langue, les traditions et l’imaginaire populaire, avant même d’avoir trouvé son expression institutionnelle. Le Volksgeist se manifeste dans ces récits transmis oralement, porteurs d’une mémoire collective. Les lettrés, en les collectant et en les publiant, deviennent les médiateurs qui révèlent cette âme nationale au grand jour.

Cependant, cette vision culturelle de la nation soulève plusieurs difficultés. En érigeant la culture populaire en fondement de l’identité nationale, elle tend à définir des critères d’appartenance exclusifs. Qu’en est-il des groupes qui ne partagent pas ces traditions, ou qui vivent en marge de cet espace linguistique et symbolique ? La Kulturnation allemande, telle qu’elle est construite à travers les travaux des Grimm et de leurs contemporains, repose sur une homogénéisation culturelle qui laisse peu de place aux diversités internes et qui peut nourrir, à long terme, des logiques d’exclusion.

L’entreprise des frères Grimm n’est donc pas un simple travail littéraire : elle s’inscrit dans une dynamique politique de construction nationale. En donnant une forme écrite et canonique à un patrimoine oral commun, ils contribuent à forger l’idée qu’il existe un peuple allemand uni par son imaginaire et sa langue, malgré l’absence d’un État unifié. Ce geste culturel devient un argument puissant dans les débats du XIXᵉ siècle sur l’unité allemande et illustre la manière dont la littérature et le folklore ont servi d’instruments dans l’invention moderne de la nation.

Johann Fichte [1762 - 1814] : l'idée de Kulturnation[modifier | modifier le wikicode]

Si Herder avait posé les bases d’une conception organique de la nation fondée sur la culture et la langue, c’est Johann Gottlieb Fichte, philosophe idéaliste et figure majeure de l’époque romantique, qui en fit un véritable programme politique. Ses Discours à la nation allemande (1808), prononcés à Berlin alors sous occupation napoléonienne, constituent l’un des textes fondateurs du nationalisme moderne. Fichte y expose l’idée que la nation allemande existe avant l’État, en tant que communauté culturelle définie par la langue, les traditions et une mission historique. Cette vision, qui associe identité culturelle et destin collectif, est au cœur de la notion de Kulturnation.

Deux grandes questions surgissent immédiatement de cette conception. La première concerne les limites de la communauté nationale : est-ce que tous ceux qui partagent une langue et une culture appartiennent nécessairement à la nation ? L’exemple allemand est révélateur. Au XIXᵉ siècle, la langue allemande est encore largement internationale. Elle est parlée bien au-delà des frontières des principautés germaniques, notamment par les élites juives d’Europe centrale, par des communautés tchèques ou encore par les Suisses. La germanophonie ne coïncide pas avec une appartenance nationale unifiée. Pourtant, au fil du temps, l’allemand sera progressivement redéfini comme langue nationale allemande, surtout après la période nazie, qui a nationalisé et restreint l’usage de la langue en l’identifiant à une identité nationale exclusive. Ce processus montre combien l’articulation entre culture et nation n’est pas une donnée naturelle, mais une construction intellectuelle et politique qui finit par s’imposer socialement.

La seconde question touche à l’ouverture ou à la fermeture de cette conception culturelle. Peut-on devenir membre d’une nation définie par une culture ? Autrement dit, est-il possible d’entrer dans une Kulturnation si l’on n’est pas issu de son groupe d’origine ? Fichte, dans ses Discours, envisage une réponse nuancée. Pour lui, la culture allemande n’est pas un héritage inaccessible réservé à un peuple « primitif », elle peut être apprise et transmise. Il défend une forme d’universalité de la culture, considérant que l’éducation et la formation peuvent permettre à un individu d’intégrer cette communauté culturelle. Cette ouverture théorique distingue sa pensée des formes plus exclusives et fermées du nationalisme ethnique ultérieur.

Toutefois, l’évolution historique du XIXᵉ siècle montre que cette potentialité universaliste n’a pas dominé. Progressivement, la définition culturelle de la nation a été instrumentalisée pour restreindre l’appartenance nationale, en fermant l’accès à ceux qui ne correspondaient pas à l’image du « peuple d’origine ». Le critère culturel s’est rigidifié, glissant vers une logique d’exclusion qui associait la nation à une identité innée et inaltérable. Cette fermeture progressive a contribué à la racialisation des identités nationales, en particulier à partir de la seconde moitié du XIXᵉ siècle, lorsque le langage de la biologie et de la « race » s’est greffé sur les catégories culturelles et linguistiques pour justifier l’exclusion et la hiérarchisation des peuples.

L’apport de Fichte est donc ambivalent. D’un côté, il donne une formulation puissante et mobilisatrice à l’idée de Kulturnation, en soulignant que la culture constitue le ciment d’une communauté politique au-delà des divisions étatiques. De l’autre, la réappropriation de ses idées par des courants plus exclusifs et essentialistes a transformé cette conception en un instrument de fermeture et de radicalisation identitaire. Le passage d’une vision ouverte de la culture à une définition rigide et racialisée de la nation illustre l’un des glissements majeurs qui marquent l’histoire du nationalisme européen au XIXᵉ siècle.

Racialisation des identités nationales[modifier | modifier le wikicode]

Au début du XIXᵉ siècle et jusqu’aux années 1870, les deux conceptions de la nation – libérale et culturelle – coexistent dans l’espace européen. Elles ne se répartissent pas strictement entre pays mais se croisent et se confrontent à l’intérieur même des sociétés. Des penseurs, des mouvements politiques ou des courants intellectuels peuvent défendre l’une ou l’autre, parfois en cherchant des compromis entre elles. La conception libérale, héritée de Rousseau et relayée par Renan, définit la nation comme un contrat volontaire, un choix politique qui transcende les différences sociales et culturelles. La conception culturelle, développée par Herder, Fichte ou les frères Grimm, insiste au contraire sur l’unité organique des peuples, fondée sur la langue, les traditions et une mémoire partagée.

À partir de la seconde moitié du XIXᵉ siècle, et plus particulièrement après les années 1870, cette tension se transforme en un véritable basculement. La conception culturelle de la nation se durcit et tend à se fermer, sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs : la montée des nationalismes exacerbés, la compétition impériale entre puissances européennes, et l’essor des sciences biologiques, qui imprègnent le langage politique et social. Dans ce contexte, l’appartenance nationale n’est plus conçue seulement comme le produit d’une culture que l’on pourrait éventuellement apprendre et transmettre, mais comme l’expression d’une essence innée et immuable, enracinée dans la nature biologique des individus.

Cette évolution correspond à une véritable biologisation des identités. On considère désormais que les différences culturelles et linguistiques ne sont pas seulement le fruit de l’histoire ou de la géographie, mais qu’elles traduisent des différences profondes, inscrites dans le corps et dans la « race ». Le concept de race, omniprésent dans l’univers intellectuel de la fin du XIXᵉ siècle, sert alors de fondement à une nouvelle définition de la nation. L’identité nationale est pensée comme un fait héréditaire, transmis par le sang, qui ne peut être modifié ni acquis par l’éducation ou par l’adhésion volontaire.

Dans ce cadre, l’idée de Kulturnation glisse progressivement vers une logique d’exclusion radicale. Là où Fichte affirmait encore la possibilité d’entrer dans la culture allemande par l’éducation, le nationalisme de la fin du siècle réduit cette ouverture en assimilant la culture à une essence raciale. La langue, les traditions et l’histoire ne sont plus des héritages symboliques accessibles, mais des marqueurs biologiques supposés indélébiles. Les différences culturelles sont ainsi naturalisées et essentialisées, préparant le terrain à un discours nationaliste où l’appartenance n’est plus une affaire de volonté ou de culture, mais de naissance et d’ascendance.

Ce processus n’est pas limité à l’Allemagne. Partout en Europe, des théoriciens élaborent des hiérarchies raciales censées expliquer les différences de développement entre peuples. Les écrits d’auteurs comme Arthur de Gobineau, avec son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853–1855), popularisent l’idée que les civilisations sont portées par certaines « races » supérieures et condamnées à la décadence par le métissage. Ce type de discours rencontre un écho grandissant dans un contexte où les nationalismes s’exacerbent et où la compétition coloniale alimente la conviction d’une mission civilisatrice des peuples européens.

La fin du XIXᵉ siècle voit donc l’émergence d’un nationalisme de plus en plus racialiste, qui ne définit plus seulement les nations par leurs cultures et leurs traditions, mais qui les identifie à des races distinctes, supposées homogènes et hiérarchisées. Ce durcissement constitue un tournant majeur : il éloigne le nationalisme de ses dimensions initialement libérales ou même culturelles, et l’oriente vers une conception essentialiste et exclusive, dont les conséquences marqueront tragiquement le XXᵉ siècle.

Théorie raciste d'Arthur de Gobineau [1816 - 1882][modifier | modifier le wikicode]

La formulation la plus systématique et la plus influente de la pensée racialiste du XIXᵉ siècle se trouve chez Arthur de Gobineau, écrivain et diplomate français, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853–1855). Cet ouvrage, rédigé dans un contexte de débats intenses sur les fondements de l’histoire et de la civilisation, constitue un texte fondateur de l’idéologie raciste moderne. Bien qu’il ait été largement discrédité scientifiquement par la suite, il a exercé une influence durable, notamment sur les théories raciales allemandes de la fin du XIXᵉ siècle et sur l’idéologie nazie du XXᵉ siècle.

Gobineau développe deux thèses fondamentales, posées sans véritable démonstration empirique. La première consiste à définir l’homme par sa race. Il utilise indifféremment les termes de race et d’ethnie, mais choisit de privilégier celui de race car il lui confère une prétendue assise biologique irréfutable. Pour lui, l’appartenance des individus à un groupe humain n’est pas affaire de culture ou d’histoire, mais un fait de nature, inscrit dans le corps et transmis biologiquement. En rabattant la définition des peuples et des nations sur des catégories raciales, Gobineau affirme qu’il existerait une race allemande, une race française, une race italienne, etc. L’identité nationale se trouverait ainsi ancrée dans une appartenance biologique supposée évidente et indiscutable, alors qu’une définition culturelle ou politique demeurerait sujette à débat.

La seconde thèse est celle de la hiérarchisation des races. Gobineau considère que les différentes races humaines ne se trouvent pas au même niveau de développement. Certaines seraient intrinsèquement supérieures, dotées d’une capacité créatrice et civilisatrice, tandis que d’autres seraient condamnées à la stagnation ou à la décadence. Cette vision hiérarchisée ne repose sur aucune preuve scientifique, mais elle traduit l’obsession du XIXᵉ siècle pour l’évolution comparée des civilisations et pour la recherche d’explications globales au progrès ou au déclin des sociétés.

Au cœur de ce système se trouve l’invention de la race « aryenne », présentée comme la plus noble et la plus féconde. Gobineau en fait le moteur des grandes civilisations de l’histoire, tout en affirmant que son déclin résulterait du métissage, qui diluerait la pureté raciale et mènerait à la décadence. Cette idée du danger du mélange racial deviendra l’un des leitmotivs des discours racistes ultérieurs. Même si Gobineau ne prône pas directement un projet politique de purification ou d’exclusion, son œuvre fournit la grille intellectuelle qui sera reprise et radicalisée par d’autres, jusqu’aux théories eugénistes et aux doctrines exterminatrices du XXᵉ siècle.

Le succès de Gobineau ne tient pas tant à la rigueur de ses analyses qu’à leur adéquation avec les préoccupations de son temps. Dans une Europe marquée par la montée des nationalismes, par la compétition coloniale et par l’essor d’un vocabulaire scientifique appliqué aux sciences humaines, ses thèses offraient une justification prétendument naturelle et objective à des hiérarchies déjà présentes dans les imaginaires sociaux et politiques. En substituant la biologie à la culture comme fondement de l’appartenance nationale, Gobineau a contribué à ancrer dans les mentalités l’idée que les nations étaient des réalités raciales, inégalement dotées et condamnées à des destins divergents.

Houston Stewart Chamberlain [1855 - 1927][modifier | modifier le wikicode]

Si Arthur de Gobineau avait posé au milieu du XIXᵉ siècle les bases d’une théorie raciste hiérarchisant les peuples, son influence se prolongea et se radicalisa dans les décennies suivantes, à travers une véritable circulation transnationale des idées. L’un de ses plus fervents propagateurs fut Houston Stewart Chamberlain (1855–1927), écrivain britannique installé en Allemagne et naturalisé allemand. Dans son ouvrage majeur, Les Fondements du XIXᵉ siècle (1899), Chamberlain reprend et popularise les thèses de Gobineau, en les adaptant au contexte intellectuel et politique de l’Allemagne wilhelmienne.

Chamberlain met au cœur de son raisonnement la figure du « peuple aryen », présenté comme la source de la grandeur européenne, et oppose sa prétendue supériorité aux menaces de dégénérescence causées par le métissage. Il insiste particulièrement sur l’opposition entre les « Aryens » et les Juifs, faisant de l’antisémitisme une composante centrale de son discours. Ses écrits, largement diffusés en Allemagne, connurent un immense succès auprès de milieux nationalistes et völkisch. Ils eurent une influence directe sur la formation idéologique du nazisme, Adolf Hitler le considérant comme une référence intellectuelle.

Cette réappropriation allemande des thèses gobiniennes montre que le racisme scientifique de la fin du XIXᵉ siècle n’était pas limité à un seul espace national. Il circulait entre la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie, contribuant à l’élaboration d’un langage commun où les notions de race, d’hérédité et de hiérarchie étaient présentées comme des évidences scientifiques. Dans ce cadre, le terme d’ethnie apparut pour élargir la notion de race biologique à une dimension culturelle, cherchant à intégrer dans une même catégorie l’ensemble des caractéristiques humaines – physiques, linguistiques, historiques et sociales.

En France, Vacher de Lapouge (1854–1936), géographe et anthropologue, joua un rôle déterminant dans cette évolution. Dans Les Sélections sociales (1896), il théorisa l’idée que l’histoire humaine était le produit d’une lutte entre races inégales, et que les sociétés devaient se protéger du métissage en favorisant la sélection des individus « supérieurs ». Cette approche, directement inspirée par le darwinisme social, contribua à imposer dans les sciences humaines une grille de lecture où les hiérarchies raciales justifiaient l’ordre social et politique.

Quelques décennies plus tard, Georges Montandon (1879–1944), médecin d’origine suisse et membre de la Société d’anthropologie de Paris, reprit et systématisa ces thèses. Pour lui, l’ethnie englobait la race et devait être comprise comme un groupement naturel intégrant l’ensemble des caractéristiques humaines. Dans son ouvrage L’ethnie française (1935), il prétendit définir ce qu’étaient les « véritables » traits du peuple français, en excluant explicitement ceux qui n’y correspondaient pas, notamment les Juifs, même lorsqu’ils étaient citoyens français à part entière. Cette vision racialisée de l’identité nationale l’amena logiquement à occuper une fonction au Commissariat général aux questions juives sous le régime de Vichy, participant à la mise en œuvre des politiques antisémites.

Ces développements montrent que, dans toute l’Europe, la fin du XIXᵉ et le début du XXᵉ siècle virent s’imposer une redéfinition raciale de la nation, qui concurrençait et souvent effaçait les conceptions politiques ou culturelles plus ouvertes. En substituant à la citoyenneté une appartenance biologique, et en hiérarchisant les peuples au nom de prétendues lois de la nature, ces théories donnèrent un vernis scientifique aux idéologies nationalistes les plus exclusives. Elles fournirent le socle intellectuel sur lequel se sont édifiés les courants racistes et antisémites du XXᵉ siècle, préparant le terrain aux catastrophes politiques et humaines qui allaient suivre.

Le nationalisme comme idéologie[modifier | modifier le wikicode]

Le terme de nationalisme apparaît à la fin du XIXᵉ siècle pour désigner un système de pensée dans lequel la nation occupe une place centrale, au point de devenir la valeur politique suprême. Le nationalisme ne se réduit pas à une seule définition raciale de la nation, même si cette dimension s’y est progressivement inscrite. Ce qui unit tous les nationalistes est la conviction que l’appartenance nationale, l’amour de la patrie et la fidélité à la nation doivent primer sur toutes les autres formes d’identité collective. Qu’il s’agisse des clivages sociaux, des appartenances religieuses ou des divisions de classes mises en avant par le marxisme, tout doit être subordonné à la primauté du principe national. Dans cette perspective, l’identité nationale domine et efface les autres différenciations, en imposant à chaque individu l’évidence de son appartenance à une nation.

L’évolution majeure de la fin du XIXᵉ siècle réside dans le passage d’une nation conçue comme un choix volontaire, hérité de la tradition libérale et révolutionnaire, à une nation envisagée comme une donnée de nature. On n’entre plus dans une nation par un contrat librement consenti ; on y naît et l’on y est assigné. L’individu ne choisit pas son appartenance : c’est la nation qui le choisit et qui exige de lui fidélité et sacrifice, jusqu’au devoir de mourir pour elle. Cette transformation traduit un renversement complet de la logique initiale : l’idée nationale, émancipatrice à la fin du XVIIIᵉ siècle et portée par des mouvements de gauche luttant contre l’absolutisme monarchique, se déplace progressivement vers la droite de l’échiquier politique. Elle se ferme, se rigidifie et devient exclusive.

Ce nationalisme fermé ne se définit pas seulement par son exclusivisme externe, c’est-à-dire par la manière dont il oppose une nation aux autres. Il fonctionne aussi par exclusion interne. Des populations vivant au sein même d’un État, et jouissant parfois des droits de citoyenneté, peuvent se voir refuser leur appartenance nationale « véritable ». C’est ce mécanisme qui permet, au XXᵉ siècle, d’exclure et de persécuter les minorités. En Allemagne nazie, les Juifs, pourtant souvent parfaitement intégrés et citoyens allemands, furent privés de leur nationalité et exclus de la communauté nationale. En France, le régime de Vichy procéda de la même manière en redéfinissant la « qualité » de Français sur des bases raciales et discriminatoires, au mépris de la citoyenneté républicaine.

À la veille de la Première Guerre mondiale, ce nationalisme fermé a triomphé dans l’ensemble de l’Europe. Il constitue alors non seulement une force politique intérieure, mais aussi un moteur de politique extérieure. Les États se définissent les uns contre les autres dans une logique de rivalité nationale exacerbée, qui prépare le terrain au conflit de 1914. Le nationalisme devient également un instrument idéologique au service de l’expansion coloniale : la domination des peuples colonisés est justifiée par l’idée que chaque nation européenne, considérée comme supérieure, a pour mission d’étendre son influence et sa civilisation.

Le triomphe du nationalisme fermé à la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle marque un basculement majeur dans l’histoire européenne. Ce n’est plus seulement une idéologie d’émancipation ou d’unification, mais un système de pensée totalisant, exclusif et souvent agressif, qui conditionne à la fois les dynamiques internes des sociétés européennes et la conflictualité internationale qui mènera aux guerres mondiales.

Les débats actuels dans les sciences-sociales[modifier | modifier le wikicode]

La réflexion sur la nation ne s’est pas arrêtée avec les penseurs du XIXᵉ siècle. Depuis plusieurs décennies, les sciences sociales – histoire, sociologie, anthropologie, science politique – ont fait de la nation un objet central et controversé. La difficulté réside dans le caractère hybride de la nation, à la fois fait politique, social et culturel, ce qui explique que les chercheurs aient produit des interprétations divergentes. En simplifiant, on peut distinguer deux grands courants, qui prolongent d’une certaine manière les conceptions libérale et culturelle héritées du XIXᵉ siècle.

Le premier courant est celui des constructivistes. Pour eux, la nation n’est pas une donnée naturelle, mais une création historique et politique. Elle émerge dans un contexte précis, celui de la fin du XVIIIᵉ et du XIXᵉ siècle, au moment où les révolutions, les États modernes et l’imaginaire national s’entrelacent. Cette position insiste sur le caractère artificiel et volontaire des nations : elles apparaissent lorsque des acteurs politiques et culturels décident de les penser, de les nommer et de les instituer. Dans cette perspective, il n’existe pas de nations au sens moderne avant que le concept de nation ne soit formulé et que des dispositifs institutionnels et symboliques ne viennent l’incarner. Les travaux d’Ernest Gellner ou de Benedict Anderson, par exemple, ont popularisé cette approche : la nation est une « communauté imaginée », rendue possible par l’essor de l’imprimé, de l’alphabétisation et de l’État bureaucratique.

Le second courant est celui des essentialistes. Pour eux, la nation repose sur des continuités profondes qui dépassent le moment de sa conceptualisation politique. Les nations ne seraient pas seulement des inventions modernes, mais l’expression de réalités anciennes et durables. Elles se fonderaient sur des éléments partagés – langue, coutumes, mémoire historique, territoire – qui existaient bien avant que les élites intellectuelles et politiques ne les formalisent. Dans cette perspective, on peut faire remonter la nation française aux Francs ou au Moyen Âge, en identifiant des germes de conscience collective bien antérieurs à la Révolution française. La nation est ici perçue comme une réalité organique, qui s’impose aux individus à travers l’histoire longue.

Ces deux approches structurent encore aujourd’hui les débats. Les constructivistes insistent sur le caractère récent et contingent de la nation, produit d’une modernité politique et culturelle. Les essentialistes soulignent au contraire l’ancienneté et la naturalité des appartenances nationales, en cherchant dans le passé lointain les origines de ce sentiment collectif. Entre ces deux pôles, certains historiens et sociologues adoptent des positions intermédiaires, reconnaissant la part de construction politique et symbolique tout en admettant l’existence de traditions et de continuités qui rendent possibles ces constructions.

Le clivage entre constructivisme et essentialisme n’est pas seulement théorique. Il a des implications politiques et sociales importantes. Penser la nation comme une construction ouvre la voie à des formes plus souples et inclusives d’appartenance, tandis que la concevoir comme une réalité naturelle et immuable conduit souvent à des conceptions plus fermées et exclusives. C’est pourquoi la réflexion des sciences sociales sur la nation ne se limite pas à un débat académique : elle éclaire les tensions contemporaines autour de l’identité, de l’immigration, de la citoyenneté et de la souveraineté.

Les modernes ou constructivistes[modifier | modifier le wikicode]

Ceux qui considèrent la nation comme une entité relativement récente et construite appartiennent au courant dit des « constructivistes », que l’on appelle aussi les « modernes ». Ces chercheurs ont formulé leurs thèses principalement dans les années 1970–1980, dans un contexte intellectuel marqué par le renouveau de l’histoire sociale et culturelle, et par les débats sur les identités collectives. Leur influence demeure aujourd’hui considérable dans la manière dont les sciences sociales appréhendent la nation et le nationalisme.

Parmi les figures majeures de ce courant figurent Benedict Anderson, Ernest Gellner, Eric Hobsbawm, John Breuilly et Miroslav Hroch. Tous partagent une idée centrale : les nations sont nées tardivement, à la fin du XVIIIᵉ et au début du XIXᵉ siècle, dans le sillage des Lumières, des révolutions politiques et des grandes transformations de la modernité. Cette modernité repose sur une conviction nouvelle : les sociétés humaines peuvent agir sur leur destin, transformer le monde, et se développer grâce aux progrès économiques, scientifiques et politiques. Les nations ne sont donc pas des réalités éternelles, mais des produits historiques, liés à l’émergence d’un monde moderne fondé sur la raison, l’action collective et la volonté de changement.

Chaque auteur met cependant l’accent sur des mécanismes spécifiques. Ernest Gellner, dans Nations and Nationalism (1983), explique que la nation est une conséquence directe de la révolution industrielle et de la modernisation. Le passage d’une société agraire à une société industrielle a nécessité des populations homogènes, alphabétisées et intégrées dans un système éducatif standardisé, ce qui a favorisé l’émergence de cultures nationales. La nation est ainsi une construction fonctionnelle, adaptée aux besoins des sociétés modernes.

Benedict Anderson, dans Imagined Communities (1983), propose une autre clé d’interprétation. Pour lui, les nations sont des « communautés imaginées » : elles existent parce que les individus qui en font partie se représentent comme appartenant à un même ensemble, même s’ils ne se connaissent pas personnellement. L’essor de l’imprimé, de la presse et de l’alphabétisation a rendu possible cette communauté symbolique, en diffusant une langue standardisée et en créant un imaginaire collectif partagé. La nation est ici le fruit d’un processus culturel et médiatique qui a donné aux peuples une conscience d’eux-mêmes.

Eric Hobsbawm, historien marxiste, insiste quant à lui sur le caractère inventé des traditions nationales. Dans Nations and Nationalism since 1780 (1990), il montre comment de nombreuses pratiques et symboles nationaux – drapeaux, hymnes, fêtes, rituels – sont en réalité des créations récentes, forgées par les élites pour donner une profondeur historique et une légitimité à la nation. La nation est donc une construction politique et culturelle destinée à consolider l’État et à encadrer les populations.

John Breuilly, dans Nationalism and the State (1982), met en avant le rôle des acteurs politiques. Pour lui, le nationalisme est avant tout une stratégie déployée par des élites pour conquérir, exercer ou légitimer le pouvoir. La nation n’existe pas en dehors du nationalisme : ce sont les revendications nationalistes qui, en mobilisant les masses, produisent la nation comme réalité politique.

Enfin, Miroslav Hroch, historien tchèque, a proposé une analyse comparative des mouvements nationaux en Europe centrale et orientale. Dans Social Preconditions of National Revival in Europe (1968), il décrit les étapes par lesquelles des groupes d’intellectuels et d’élites locales construisent progressivement une conscience nationale dans des contextes plurinationaux, jusqu’à mobiliser les populations entières. Sa réflexion montre que la nation n’apparaît pas partout de la même manière, mais qu’elle suit des trajectoires différenciées selon les contextes sociaux et politiques.

Malgré leurs divergences, ces auteurs partagent la conviction que les nations sont des produits modernes, liés à des transformations politiques, sociales et culturelles spécifiques. Elles ne sont pas données par la nature ou par une essence immuable, mais construites par des processus historiques identifiables : la modernisation économique, la diffusion de la culture de masse, l’invention de traditions et les stratégies politiques des élites.

John Breuilly : la dimension étatique[modifier | modifier le wikicode]

Parmi les auteurs du courant constructiviste, John Breuilly occupe une place particulière par l’importance qu’il accorde au rôle de l’État dans la formation des nations. Dans son ouvrage majeur, Nationalism and the State (1982), il défend l’idée que la nation ne préexiste pas aux structures politiques, mais qu’elle est une construction produite par l’action étatique. Contrairement à ceux qui mettent l’accent sur la culture, les représentations ou les traditions, Breuilly souligne la primauté de l’appareil administratif et des mécanismes de pouvoir.

Selon lui, c’est l’État qui organise et façonne la nation. Par ses institutions, ses lois, son système éducatif, sa fiscalité, son armée et sa bureaucratie, il impose des cadres communs qui transforment une population hétérogène en un corps national. Loin d’être un produit spontané des peuples ou des cultures, la nation est donc un instrument de légitimation et de consolidation de l’État moderne. L’administration centralisée, en uniformisant les pratiques et en diffusant une langue officielle, fabrique une identité commune qui finit par apparaître comme naturelle.

Breuilly insiste aussi sur le caractère profondément politique du nationalisme. Pour lui, le nationalisme est avant tout une stratégie déployée par des acteurs et des élites pour conquérir ou maintenir le pouvoir. La nation n’est pas une donnée éternelle qui existerait indépendamment des luttes politiques : elle est produite et mobilisée par des forces qui cherchent à légitimer leur domination ou à modifier les équilibres existants. Le nationalisme est donc inséparable de l’État, parce qu’il s’adresse toujours à lui, soit pour le renforcer, soit pour le contester dans le but de le transformer ou d’en créer un nouveau.

Dans cette perspective, la nation apparaît comme une conséquence et non comme une cause première. C’est l’État qui, en se consolidant, génère un sentiment national et non l’inverse. Ce renversement de perspective distingue Breuilly d’autres constructivistes comme Benedict Anderson, qui insistent davantage sur les représentations symboliques, ou comme Gellner, qui met en avant les besoins fonctionnels de la société industrielle. Breuilly rappelle que le pouvoir étatique est le moteur décisif dans la production du national : sans administration, sans centralisation et sans volonté politique, la nation ne peut se constituer ni se maintenir.

Ernest Gellner : les nations sont un produit de la modernisation économique et social[modifier | modifier le wikicode]

L’un des apports majeurs de la pensée constructiviste est celui de Ernest Gellner (1925–1995), philosophe et anthropologue d’origine tchèque installé au Royaume-Uni, qui publie en 1983 un ouvrage devenu classique : Nations and Nationalism. Sa thèse repose sur une idée simple mais radicale : les nations ne sont pas des réalités anciennes, mais des produits directs de la modernisation économique et sociale qui accompagne la révolution industrielle.

Pour Gellner, la nation n’existe pas avant la modernité industrielle. Les sociétés agraires traditionnelles étaient fragmentées, organisées localement autour de dialectes, de coutumes et de structures communautaires. Elles pouvaient vivre sans homogénéité culturelle ou linguistique, car les échanges restaient limités et l’État ne nécessitait pas une intégration poussée des populations. Ce modèle bascule avec l’entrée dans l’ère industrielle. L’industrialisation crée des marchés économiques de grande échelle, des mobilités accrues et des systèmes productifs qui exigent une coordination nouvelle. Pour fonctionner, ces sociétés modernes ont besoin d’un haut degré d’intégration culturelle et linguistique, afin de permettre la circulation des travailleurs, l’éducation de masse et l’uniformisation des pratiques administratives.

C’est dans ce contexte que la nation émerge comme réponse fonctionnelle. L’État moderne met en place des systèmes scolaires uniformes, une langue officielle standardisée, des administrations centralisées. Ces dispositifs permettent de créer une culture commune, indispensable à la cohésion et au bon fonctionnement d’une société industrielle. La nation n’est donc pas d’abord une idée abstraite ou une invention symbolique, mais une nécessité structurelle liée aux exigences de la modernisation.

Cette approche distingue Gellner d’autres auteurs constructivistes. Contrairement à Benedict Anderson, qui insiste sur le rôle des représentations symboliques et de l’imprimé, Gellner privilégie une lecture sociologique et économique. Contrairement à Hobsbawm, qui analyse l’invention de traditions comme un outil de légitimation, il met en avant les contraintes structurelles qui rendent indispensable l’homogénéisation nationale. Dans son modèle, le nationalisme n’est pas un simple discours politique, mais la conséquence logique des transformations profondes de la société moderne.

La thèse de Gellner a eu une influence considérable, car elle permet de comprendre pourquoi le nationalisme s’impose au XIXᵉ siècle : il répond à des besoins objectifs liés à l’industrialisation, à la croissance des marchés et à l’expansion des États modernes. La nation apparaît comme la forme politique adéquate à la modernité économique, un cadre capable de fournir l’unité culturelle nécessaire à des sociétés désormais interdépendantes et complexes.

Miroslav Hroch : la nation comme construction issue de groupes sociaux en modernisation[modifier | modifier le wikicode]

L’historien tchèque Miroslav Hroch (né en 1932) apporte une contribution décisive à l’analyse constructiviste des nations en insistant sur les dynamiques sociales qui accompagnent leur émergence, notamment dans les contextes d’Europe centrale et orientale. Contrairement à Gellner, qui met l’accent sur les contraintes structurelles de la modernisation industrielle, Hroch étudie les acteurs sociaux concrets qui portent les mouvements nationaux et les stratégies par lesquelles ils parviennent à diffuser l’idée nationale.

Dans son ouvrage majeur, Social Preconditions of National Revival in Europe (1968), Hroch développe une grille d’analyse comparée des mouvements nationaux dans les sociétés plurinationales, particulièrement dans les empires austro-hongrois et russe. Il distingue plusieurs phases dans la constitution des nations, en montrant comment un petit groupe d’intellectuels et de lettrés initie un travail de construction nationale avant que celui-ci ne gagne progressivement l’ensemble de la société.

Selon Hroch, la construction nationale commence souvent par une élite réduite – écrivains, historiens, enseignants, militants – qui s’efforce de préserver et de valoriser la langue et la culture d’un groupe dominé ou marginalisé. Ces lettrés, relativement faibles sur le plan politique et social, trouvent dans le projet national un moyen de légitimer leur rôle et de renforcer leur position dans l’espace public. En affirmant représenter une communauté culturelle menacée ou ignorée, ils acquièrent une visibilité et une influence nouvelles.

La diffusion de l’idée nationale se fait ensuite par étapes. Elle gagne la bourgeoisie émergente, qui y trouve un instrument de promotion sociale et économique dans un contexte de modernisation. Puis, progressivement, elle touche des couches plus larges de la population grâce aux efforts d’éducation, de mobilisation et d’encadrement politique. La nation n’apparaît donc pas d’un seul coup : elle est le résultat d’un processus de diffusion, parti d’un noyau restreint et progressivement étendu à l’ensemble de la société.

Cette perspective permet à Hroch d’expliquer pourquoi les nationalismes se développent avec une intensité particulière dans les régions d’Europe centrale et orientale, où les élites locales cherchent à s’affirmer face aux grands empires multinationaux. Elle met aussi en lumière les conditions sociales et économiques de l’émergence nationale : ce ne sont pas seulement des idées abstraites, mais des stratégies collectives portées par des groupes sociaux spécifiques qui cherchent à améliorer leur position dans un contexte de modernisation.

Hroch rejoint ainsi le courant constructiviste en considérant la nation comme une construction historique, mais il insiste davantage que Gellner ou Anderson sur le rôle des acteurs sociaux et sur la logique de mobilisation. Sa vision souligne que les nations sont le produit de rapports de force internes : elles naissent quand des groupes relativement marginaux réussissent à transformer une identité culturelle en revendication politique, et à l’imposer comme principe organisateur d’un espace social et économique en mutation.

Eric Hobsbawm : L'invention des traditions[modifier | modifier le wikicode]

L’historien britannique Eric Hobsbawm (1917–2012), figure majeure du marxisme historique, a profondément marqué les études sur le nationalisme en soulignant la dimension culturelle et symbolique de la construction nationale. Dans Nations and Nationalism since 1780 (1990), mais aussi dans l’ouvrage collectif The Invention of Tradition (1983) codirigé avec Terence Ranger, il propose une thèse devenue classique : les nations se construisent à travers des traditions inventées, c’est-à-dire des pratiques et des symboles présentés comme anciens, mais en réalité créés de toutes pièces ou réinterprétés à l’époque moderne.

Pour Hobsbawm, la nation n’est pas seulement une construction politique, comme le montre John Breuilly, ni seulement une nécessité fonctionnelle de la modernité, comme le suggère Ernest Gellner. Elle est aussi et surtout une construction culturelle, qui mobilise l’imaginaire, la mémoire et les symboles afin de donner une profondeur historique à une identité récente. Les drapeaux nationaux, les hymnes, les uniformes, les fêtes patriotiques ou encore les rituels militaires sont autant d’exemples de traditions inventées au XIXᵉ siècle pour consolider l’unité nationale. Présentées comme héritées du passé, elles jouent en réalité un rôle de légitimation en inscrivant la nation dans une temporalité longue, qui semble la rendre naturelle et immuable.

Cette analyse rejoint, sur certains points, la perspective de Benedict Anderson et de sa notion de « communauté imaginée ». Les deux auteurs insistent sur le fait que la nation repose sur une production symbolique : elle existe parce que les individus la pensent, la représentent et la vivent à travers des récits et des pratiques collectives. Mais alors qu’Anderson met en avant le rôle de l’imprimé et de la diffusion médiatique dans l’émergence d’un imaginaire national, Hobsbawm insiste sur le rôle actif des États dans la mise en scène de la nation. Les élites politiques fabriquent et imposent des traditions, mobilisant le passé comme ressource pour renforcer le présent.

L’intérêt de l’approche de Hobsbawm est qu’elle montre la dimension stratégique de la culture nationale. Les traditions inventées ne sont pas de simples décorations folkloriques ; elles sont des instruments de pouvoir, utilisés pour intégrer les populations dans un cadre politique donné et pour renforcer la légitimité des États modernes. En ce sens, elles révèlent la manière dont la culture et le politique s’entrelacent dans la construction nationale.

Cette thèse a suscité de nombreux débats, mais elle reste l’une des plus influentes dans l’historiographie contemporaine. Elle rappelle que les nations, loin d’être de pures réalités naturelles ou anciennes, sont constamment reconstruites par des dispositifs culturels et symboliques qui donnent à l’identité nationale son apparence de permanence.

Benedict Anderson : « communauté imaginée »[modifier | modifier le wikicode]

L’apport de Benedict Anderson (1936–2015) est fondamental pour comprendre la dimension symbolique et subjective du nationalisme. Dans son ouvrage majeur, Imagined Communities (1983), il définit la nation comme une « communauté imaginée » (imagined community), formule devenue un concept incontournable des sciences sociales.

Pour Anderson, la nation est certes une construction politique et économique, mais elle ne peut exister sans produire un sentiment partagé d’appartenance. Ce qui fonde la nation, ce n’est pas uniquement la centralisation étatique, ni la modernisation industrielle, ni l’invention de traditions, mais le fait que des millions d’individus, qui ne se rencontreront jamais, se pensent néanmoins comme appartenant au même corps collectif. La nation est « imaginée » non parce qu’elle est fictive, mais parce qu’elle repose sur une représentation mentale et culturelle qui transcende l’expérience immédiate des individus.

Anderson montre que ce sentiment d’appartenance est rendu possible par des médias et des codes culturels diffusés à grande échelle. Il insiste particulièrement sur le rôle de l’« capitalisme d’imprimé » : l’essor de la presse, des journaux, des romans, des manuels scolaires et des calendriers a contribué à créer un espace de communication partagé dans une langue standardisée. Cette homogénéisation linguistique et symbolique a donné aux individus le sentiment de participer à une même histoire, de vivre dans le même temps collectif et d’appartenir à une même communauté nationale.

L’originalité de la thèse d’Anderson réside donc dans l’importance accordée à la dimension imaginaire et culturelle de la nation. Là où Ernest Gellner explique l’émergence des nations par les besoins fonctionnels de la société industrielle, et où Eric Hobsbawm insiste sur les traditions inventées mises en place par les États, Anderson insiste sur la croyance, sur l’acte de représentation par lequel des individus en viennent à se percevoir comme membres d’une nation. Autrement dit, il ne suffit pas que les structures politiques et économiques existent : la nation n’existe véritablement que si les individus y croient et si cette croyance est entretenue par des pratiques culturelles.

Cette vision complète et enrichit celle des autres constructivistes. Elle montre que la nation n’est pas seulement un cadre institutionnel ou une nécessité fonctionnelle, mais aussi une expérience vécue et une construction mentale. Ce qui unit les membres d’une nation n’est pas une rencontre directe, mais une conscience commune produite par un langage partagé, des récits collectifs et des supports culturels.

Avec Anderson, Hobsbawm, Gellner, Breuilly ou Hroch, se dessine une approche cohérente : la nation est une construction politique, économique, sociale et culturelle propre à la modernité. Mais ce consensus constructiviste n’épuise pas le débat. D’autres chercheurs, qualifiés d’essentialistes ou de pérennialistes, continuent de défendre l’idée que les nations sont des réalités plus anciennes, voire naturelles, enracinées dans la longue durée de l’histoire et des identités collectives.

La question de l'ethnicité[modifier | modifier le wikicode]

Le terme ethnicité a d’abord été utilisé par les anthropologues pour désigner les appartenances collectives dans les sociétés extra-européennes. À partir des années 1940, il est repris par les sociologues anglo-saxons pour qualifier les minorités non anglo-saxonnes dans les sociétés occidentales, en particulier aux États-Unis. Mais c’est surtout depuis les années 1980 que ce concept connaît un fort développement dans les sciences sociales et qu’il devient central dans l’étude des identités collectives. Dans ce cadre, l’ethnicité met l’accent sur l’appartenance culturelle et symbolique, au détriment des critères politiques, économiques ou de classe qui avaient dominé les analyses antérieures.

Appliqué à la question nationale, ce regard a donné naissance aux approches ethniques ou ethno-symboliques de la nation, qui s’opposent partiellement aux thèses constructivistes pures. Pour ces chercheurs, la nation n’est pas uniquement une construction politique ou économique née avec la modernité. Elle s’enracine dans des appartenances communes plus anciennes, faites de continuités culturelles, de symboles partagés et de traditions collectives qui précèdent l’État-nation moderne.

Le chef de file de ce courant est l’historien et politologue britannique Anthony D. Smith (1939–2016). Dans ses travaux, il insiste sur l’existence de ce qu’il appelle les « antécédents ethno-symboliques » : des liens culturels et symboliques hérités du passé qui servent de matériaux pour la construction des nations modernes. Pour Smith, il est impossible de comprendre l’émergence des nations sans prendre en compte les identités collectives préexistantes, qu’il nomme ethnies. Ces communautés, définies par une langue, une religion, des mythes fondateurs ou une mémoire historique commune, offrent un socle sur lequel les nationalismes modernes s’appuient pour se légitimer et mobiliser les populations.

Dans ses premiers écrits, Smith met en avant deux grands principes organisateurs de ces identités ethno-symboliques : la langue et la religion. Ces deux facteurs jouent en effet un rôle décisif dans la constitution de communautés cohérentes et dans la transmission d’une mémoire collective. Cependant, Smith reconnaît rapidement les limites de ce modèle. Certaines nations modernes ne s’expliquent pas par la langue ou la religion : la Suisse, par exemple, ne repose ni sur une unité linguistique ni sur une unité religieuse. Inversement, de nombreux groupes partageant une même langue et une même religion – comme les Basques ou les Kurdes – n’ont pas formé d’État-nation.

C’est pourquoi Smith nuance progressivement sa thèse. Les antécédents ethno-symboliques ne suffisent pas en eux-mêmes à expliquer l’apparition des nations : ils offrent un répertoire symbolique et culturel, mais leur activation dépend de contextes historiques particuliers, notamment de la modernisation, de la mobilisation politique et de l’action des élites. En ce sens, l’approche de Smith cherche à dépasser l’opposition stricte entre constructivisme et essentialisme. Elle admet que les nations modernes sont bien des constructions, mais elle souligne qu’elles s’appuient sur des matériaux hérités du passé, qui leur donnent une profondeur historique et une légitimité symbolique.

Ce courant ethno-symbolique occupe aujourd’hui une place importante dans les sciences sociales, car il permet de mieux comprendre la diversité des trajectoires nationales. Il rappelle que les nations ne naissent pas dans le vide, mais qu’elles réinvestissent des traditions, des mythes et des symboles préexistants, qui jouent un rôle déterminant dans leur capacité de mobilisation.

Penser par delà les nations : l'approche transnationale[modifier | modifier le wikicode]

Le concept de transnational apparaît dès la fin du XIXᵉ siècle, mais il est véritablement mobilisé par les sciences sociales américaines à partir des années 1970. Depuis une vingtaine d’années, il a pris une place de plus en plus importante dans les débats historiographiques, en particulier en histoire contemporaine, où il est devenu un outil pour repenser les cadres d’analyse longtemps centrés sur l’État-nation. Les travaux regroupés sur le site Clio online – Geschichte transnational en offrent un aperçu significatif.

L’approche transnationale part du constat que les historiens se sont pendant longtemps trop focalisés sur la nation comme cadre de référence principal. Ce « nationalisme méthodologique », qui prend la nation comme unité d’analyse évidente et naturelle, a conduit à négliger d’autres réalités sociales, économiques et culturelles. Or, les sociétés modernes ont toujours été traversées par des flux qui échappent aux frontières nationales : circulations économiques, migrations, transferts culturels, échanges intellectuels ou religieux. Si l’idéologie nationaliste tend à invisibiliser ces dynamiques en imposant le récit unitaire de la nation, l’approche transnationale cherche au contraire à les restituer et à montrer combien elles sont constitutives de l’histoire moderne.

Trois dimensions majeures structurent cette réflexion. D’abord, une attention portée aux circulations matérielles et culturelles entre les nations. Les échanges commerciaux, les migrations de travail, mais aussi la diffusion d’idées, de pratiques ou de modèles politiques ne respectent pas les frontières nationales, et participent à créer des espaces d’interconnexion qui débordent largement les cadres étatiques. Ensuite, une réflexion sur la manière dont les sociétés se définissent en relation avec le regard porté sur les autres : l’étranger, l’ennemi, l’allié ou le voisin deviennent des figures centrales pour comprendre comment les identités nationales se construisent par contraste et par interaction. Enfin, l’approche transnationale insiste sur les mécanismes d’hybridation : les cultures, loin d’être closes et homogènes, se forment dans les mélanges, les emprunts et les recompositions issues de contacts multiples.

L’une des applications les plus fécondes de cette perspective concerne l’étude des empires. Alors que l’histoire nationale tend à les analyser comme de simples prolongements de la puissance d’un État, l’approche transnationale permet de montrer qu’ils furent aussi des espaces de circulations et d’interconnexions, où se sont joués des phénomènes d’hybridation culturelle, sociale et politique. En replaçant les empires dans une logique transnationale, on saisit mieux les dynamiques complexes de domination, de résistance, mais aussi de métissage qui ont façonné les sociétés contemporaines.

Cette réorientation historiographique permet ainsi de dépasser une vision strictement nationale du passé et de rendre visible une histoire des connexions, des mobilités et des interactions. Elle ne nie pas l’importance du national et du nationalisme, mais elle rappelle qu’ils ne suffisent pas à eux seuls à rendre compte de la complexité des trajectoires historiques.

Annexes[modifier | modifier le wikicode]

Références[modifier | modifier le wikicode]